À Dada sur l’héritage

par | 16 février 2006 | Contre-Cultures

Cet article a été publié dans Le Magazine littéraire de novembre 2005.

« D’où venons-nous, nous les sculpteurs contemporains ? Nous venons de Dada, de Duchamp, des surréalistes. Personne n’a rien inventé tout seul : nous sommes les héritiers des uns des autres. »

En quelques mots, tout est dit. Ces paroles du sculpteur César, dont nul n’oublie les voitures concassées, illustrent le paradoxal impact de Dada. Hier, Tristan Tzara, Marcel Duchamp, Arthur Cravan, Richard Huelsenbeck, Hugo Ball, Raoul Hausmann ou Kurt Schwitters apparaissaient comme de scandaleux parias de l’art. Aujourd’hui, chacun ou presque se prévaut de leur filiation. Récupération tardive ou légitime hommage ? On ne peut guère s’étonner d’une telle canonisation post mortem.

Dada a donné le coup d’envoi d’une révolution culturelle, qui semble encore aujourd’hui se perpétrer. Il suffit pour s’en convaincre de survoler le siècle. Chaque courant novateur, chaque groupuscule éveilleur s’est volontairement placé dans l’illustre descendance.

On songe au mouvement « neo Dada », surgi dans les années cinquante à l’initiative de Robert Rauschenberg et Jasper Johns, inventeurs iconoclastes d’un « réalisme » paradoxal qui faisait écho au « nouveau réalisme » d’un autre provocateur : Yves Klein. On pense à Cobra (Asger Jorn, Constant, Karel Appel), qui a prétendu réveiller la verdeur dadaïste pour contester un surréalisme en voie d’embourgeoisement. On visualise enfin la mouvance de Fluxus (Ben, Yoko Ono, Robert Filliou), désireuse elle aussi de façonner un Golem en multipliant les happenings provocateurs.

Ils sont terriblement nombreux, les créateurs qui placent le dadaïsme à la source de la vision. C’est le cas du peintre Jim Dine, du « collagiste » Ray Johnson, du vidéaste Nam June Paik, ou du compositeur John Cage.

Mais de quel héritage parlons-nous ? Il existe un fort décalage, entre la réalité de Dada et sa postérité diluée. Aux yeux de ses sectateurs, Dada symbolise un mélange de fraîcheur et d’insolence. C’est l’éternelle adolescence, la révolution au service de la poésie. Du groupe Panique (Roland Topor, Alexandro Jodorowsky) aux actionnistes (Herman Nitzsch) en passant par les lettristes (Isidore Isou, Maurice Lemaitre, Gil Wolman) et les situationnistes (Guy Debord, Raoul Vaneigem), il n’est rien de commun, ou si peu, entre les différents mouvements post-dadaïstes. Ce qui les unifie, c’est le désir de subversion. L’art peut-il représenter une menace et la révolution culturelle préfigure-t’elle la révolution sociale ?

Aujourd’hui même, le courant anglo-saxon de l’art provocateur (Tracey Emin, Jake et Dinos Chapman), s’inspire franchement du dadaïsme. Chris Offili fait scandale aux Etats-Unis, quand il peint une Vierge Marie avec du caca d’éléphant. Tracey Emin se représente, avec le vagin empli de billets de banque. Il s’agit encore et toujours de réinventer le scandale. Pendant des années, l’actionniste allemand Rudolph Schwarzkogler a exposé des morceaux de son propre sexe. Il a fini par succomber à la lente atrophie. Quant au Français Michel Journiac, il préférait confectionner des boudins avec son propre sang. Narquois, il en offrait aux visiteurs. On songe à l’Italien Piero Manzoni, qui produisit des boites de conserve contenant sa propre matière fécale.

Le scandale se place au cœur de l’héritage. Le dadaïsme fut avant tout une pratique. Quand Marcel Duchamp affuble La Joconde des initiales « LHOOQ », quand il expose un urinoir, il veut choquer, déstabiliser, il conteste la sacralité de l’œuvre d’art. L’influence dadaïste sur le rock parait ainsi se justifier.

Le Punk semble en particulier jaillir du torrent. On peut y voir un mouvement artistique à part entière, avec ses musiciens (Johnny Rotten, Johnny Thunders, Joey Ramone…) , ses plasticiens (le groupe Bazooka) , ses cinéastes (Amos Poe, Derek Jarman), ses écrivains (Jon Savage, Genesis P-Orridge, Lydia Lunch). Le Punk, c’est la révolution cynique, le crépuscule des idoles et la mise au rancart des Petits Livres Rouges. Le mouvement apparaît comme une réponse générationnelle aux utopies de 68 et à l’hypocrisie généralisée. Avec un bel aplomb, les Sex Pistols, les Damned, Clash ou Generation X arpentent en 1977 le sentier pierreux du dépassement de l’art.

Dans la foulée, on voit surgir à partir de 1978 des groupes expérimentaux, qui préfigurent les actuelles musiques électroniques. Ces collectifs de démiurges se nomment Throbbing Gristle, Human League, Chrome, Einsturzende Neubauten, DNA, Tuxedo Moon. L’un des plus importants est cependant… Cabaret Voltaire. Chris Watson, Richard Kirk et Stephen Mallinder ont ainsi voulu rendre un hommage direct au havre historique de Dada. Leur démarche n’a rien d’isolé. Au même moment éclot en Amérique un collectif loufoque et décalé, provocateur et réjouissant, qui répond au nom des Residents. John Kennedy, Homer Flynn, Hardy Fox et Jay Clem reprennent à leur compte l’identité “ néo-Dada ”, pour ciseler une musique drôle et vaguement naïve.

Ainsi, dada est partout. Dans l’art, dans la musique, mais aussi en littérature, via les écrivains post-situationnistes, tels Baudoin de Bodinat, Patrick Ourednik, Jaime Semprun, ou la revue Tiqqun.

Que reste-t-il de cet amour ? Le souvenir perdu de scandales éphémères, l’envie de réveiller l’art, de le ressourcer. L’héritage de Dada, c’est la cure de jouvence, l’étincelle qui ne cesse de rallumer l’incendie…

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