A propos d’Alexander Trocchi

par | 2 juillet 2024 | Guy Debord

ENTRETIEN

2023

Recueilli par Antoine Katerji

 

Avec avoir cherché (en vain) Jean Parvulesco, Christophe Bourseiller trouve en la personne d’Alexander Trocchi un nouveau « frère » de substitution. Dans Dossier Trocchi (Ed. La Table Ronde, 2023), il retrace le parcours chaotique de cet écrivain dont l’œuvre se résume à deux romans et une poignée de récits pornos écrits sous pseudo (ce qui n’empêche pas Irvine Welsh d’en parler comme d’un « Camus écossais ») ; tour à tour membre de l’Internationale situationniste et gourou de la contre-culture américaine, et dont le fil d’ariane est son addiction à l’héroïne, allant jusqu’à se piquer devant les caméras de la NBC (ce qui lui vaudra d’être traqué par le FBI). À l’instar du prophète roumain de la « confirmation boréale » et des « survivances polaires », la vie de ce « cosmonaute de l’espace du dedans », tel que se définit lui-même Trocchi, fait écho à la propre histoire de Bourseiller.

 

  1. Dans Et si c’était la vérité ? (Ed. Vuibert, 2015), vous écrivez : « j’ai toujours éprouvé un faible coupable pour les perdants magnifiques, les marginaux en haillons, les délaissés ». Outre leur statut de figurant d’une histoire qui les dépasse (la Nouvelle Vague pour l’un, le mouvement situationniste pour l’autre), Parvulesco et Trocchi partagent-ils d’autres traits communs ? Carlos Castaneda (à qui vous avez consacré une biographie en 2005) serait-il le trait d’union entre les arrière-mondes parvulesquiens et le monde de la contre-culture de Trocchi ?

 

Je ne m’intéresse qu’aux « soleils trompeurs » et aux égarés. C’est là sans doute un grave défaut. J’ai consacré deux livres à des personnages talentueux, illuminés, parfois touchés par la grâce, mais qui se sont ingéniés à se comporter en gourous. Je veux parler, non seulement de Guy Debord, mais encore de Carlos Castaneda. L’un et l’autre ont « sadisé » celles et ceux qu’ils rencontraient. L’un et l’autre se sont vus environnés d’une armée de disciples, qu’ils ont entrainé vers la mer des Sargasses. J’ai été fasciné par cette capacité à porter en soi d’un même tenant l’ombre et la lumière. Et j’ai adoré lire leurs ouvrages. J’ai découvert les situationnistes, très jeune, à l’âge de 14 ans, quand j’ai acheté la brochure De la misère en milieu étudiant à la librairie Actualités de la rue Dauphine. La rencontre avec Castaneda fut beaucoup plus tardive. J’ai eu la chance en hypokhâgne d’être l’élève de François Vezin, futur traducteur d’Être et temps de Heidegger. C’était une année décisive, car elle correspond à la mort du philosophe. Un jour, Vezin a tracé sur le tableau de la classe une phrase mystérieuse, signée de Carlos Castaneda. Et il nous a raconté que Martin Heidegger était un fervent lecteur de Castaneda. Cette information m’a fortement intrigué, car les admirateurs de Castaneda étaient alors principalement des babacools adeptes de substances hallucinogènes. Tout mon intérêt est parti de là. Et j’ai découvert un personnage fascinant. Castaneda a menti toute sa vie. Il présente ses livres comme le verbatim de rencontres dans le désert avec divers chamans indiens. Mais il a tout inventé. Or, les ouvrages sont magnifiques. Quand on lit Platon, on ne se demande pas si Socrate a vraiment dit ce qu’on raconte. De même les écrits de Castaneda sont ceux d’un authentique cherchant, engagé sur une voie spirituelle.

Dans le cas de Jean Parvulesco, il s’agissait plutôt à mes yeux d’un personnage haut en couleurs mais pathétique, qui n’a cessé de se tirer des balles dans le pied, tout en cherchant à exister dans le monde du cinéma. Je ne tiens pas son œuvre littéraire ou « théorique » en très haute estime. A de rares exceptions près, j’y vois une forme de folie littéraire. Ses livres apparaissent comme des litanies de mots, avec des phrases qui peuvent durer plusieurs pages, sans que jamais n’intervienne le point salvateur. Et je me sens bien sûr très éloigné de son complotisme teinté de nostalgie brune. Il a cependant un point commun avec Alexander Trocchi. L’un et l’autre imposent initialement des personnalités singulières. L’un et l’autre paraissent dotés d’un talent rare. Alexander Trocchi est beau, intelligent, séducteur, et il écrit merveilleusement bien. Mais il ne cesse de gaspiller son talent, passe à côté des opportunités, il se gâche, en somme. Et c’est ça qui m’a intéressé. Cet homme a été adulé par Allen Ginsberg, Jim Morrison, Leonard Cohen, William Burroughs, Samuel Beckett, John Lennon, Patti Smith et j’en oublie. Mais aujourd’hui, de lui, il ne reste rien que des cendres.

 

  1. Après avoir dénoncé dans En cherchant Parvulesco la duplicité du monde du cinéma, incarnée par votre parrain Godard, vous vous attaquez cette fois à cette autre figure de la modernité qu’est Debord ? Le dossier Trocchi est-il le procès Debord ? Entre 1999 (année de la sortie de votre biographie de Guy Debord chez Plon) et aujourd’hui, la littérature debordienne s’est enrichie de la publication de ses correspondances. Ces dernières vous ont-elles fait changer votre image du père du situationnisme ? 

Je connaissais très bien en 1999 la correspondance de Debord, car j’avais pu y accéder bien avant qu’elle ne fût publiée. Je n’ai donc été aucunement surpris. J’ai trouvé au contraire assez frappant le fait qu’il n’ait rien caviardé, et qu’il ait ordonné à sa veuve Alice de publier les lettres dans leur intégralité, tout en sachant pertinemment qu’elles allaient écorner sa statue. La face sombre de Debord, j’en parle déjà en 1999 dans Vie et mort de Guy Debord. Seule demeure à mon avis, la richesse d’une analyse rigoureuse des sociétés modernes. Guy Debord, c’est une pensée en rupture avec la doxa, parfaitement inactuelle. Maintenant, ce qui est gênant, c’est le projet situationniste en lui-même. Il consiste à faire de sa vie une œuvre d’art. Telle est la prescription initiale formulée par le pape Debord. Une telle prescription est-elle viable ? La tragédie du destin d’Alexander Trocchi semble démontrer le contraire. Je n’ai jamais voulu instruire le procès de Debord. Je n’ai pas l’âme d’un procureur. Je pense simplement avec un certain recul temporel que ce joli projet de vie ne tenait pas la route et qu’Alexander Trocchi s’est autodétruit en tentant de l’appliquer. Ce livre, je ne l’ai pas conçu comme un pamphlet, mais comme une méditation. Il est vrai que dans ma jeunesse, j’ai épousé le credo des situationnistes, alors que je n’ai jamais été séduit par le gaullo-fascisme complotiste de Jean Parvulesco.

 

                                               

  • Votre attirance pour les thèses debordiennes sur la société du spectacle s’explique-t-elle par votre condition d’enfant de la balle, projeté dès ses quatre ans sous les projecteurs ?

Quand je me suis intéressé aux situationnistes, toute ma famille suivait les belles idées des années 1970. Ils étaient plutôt maoïstes, soutenaient le Nord-Vietnam, les Khmers rouges comme si c’était une évidence. Les situationnistes offraient une vision bien différente. Guy Debord et les siens rejetaient Mao, Trotski, Guevara, Castro, Lénine et tous les autres. Ils étaient singulièrement lucides, et c’était un scandale. Épouser leurs idées, c’était forcément entrer en résistance, face à la pensée unique prodiguée dans le cercle familial et alentours.

 

De Trocchi, vous écrivez qu’il a échoué à appliquer le programme situationniste visant à faire de sa vie une œuvre d’art. Vous comparez cette vie débridée faite de sexe et de drogues à votre volonté de faire une œuvre « inclassable » (pour reprendre l’épithète du titre de vos mémoires sorties chez Albin Michel) en multipliant les expériences (cette Aventure moderne dont vous parlez dans votre autobiographie sortie chez Flammarion en 2006) : acteur, journaliste, écrivain, historien, spécialiste des courants minoritaires… Peut-on comparer la vie sexuelle de Trocchi avec votre vie textuelle ? Est-il possible, selon vous, d’être à la fois situationniste et de faire une œuvre, ou l’un exclut forcément l’autre ?

Le rapport situationniste à la construction d’une œuvre est complexe. Quand Trocchi rencontre Debord en 1955, celui-ci lui demande de rompre avec le milieu littéraire et donc d’abandonner tout espoir de faire carrière en littérature. Alexander Trocchi se lance alors dans la seule rédaction de romans pornographiques. Ceci ne choque nullement Debord. Mieux vaut apparemment survivre à coups de petits boulots, plutôt que faire œuvre. Il faut se tenir en dehors du monde, en dehors de la société. Mais au fil du temps, on voit bien se formuler une vision curieusement nihiliste de la création artistique. Au soir de sa vie, Guy Debord achète à bas prix une masure en Espagne. Il ne s’agit aucunement de la retaper, mais au contraire d’observer les progrès de la déréliction. L’œuvre d’art c’est désormais l’œuvre au noir. Les Sex Pistols incarnent sans doute une forme de poésie situationniste. On la retrouve aussi dans l’incendie accidentel de Notre Dame de Paris. Et elle réapparait dans les brasiers de poubelles allumés par des autonomes qui, bien souvent, on lu Debord. Comme il le dit lui-même : « J’ai pris le parti du diable ». L’échec de l’œuvre d’art mène à l’éloge de la destruction. C’est pourquoi dans Dossier Trocchi, j’évoque à un moment la Chaos Magick, qui fut très prisée dans les avant-gardes et qui a réapparu récemment sur Netflix, avec la série Irma Vepp d’Olivier Assayas, que je vous demanderai de regarder avec une grande attention.

 

  • Parmi ces marges qui vous fascinent tant, on trouve les radios libres. Les cinéphiles se souviennent de vous dans ce film méconnu de Pierre Jolivet, Simple mortel, où des extraterrestres aux intentions peu pacifistes s’adressent au héros à travers la radio. Jolivet s’était-il inspiré de votre expérience pour écrire son scénario ? Votre premier roman Message reçu (Spengler, 1995) était-il une manière de vous réapproprier votre histoire ?

Vous avez raison. Tous les livres que j’ai écrits composent un puzzle. Beaucoup de cinéastes m’ont engagé autrefois en raison de ma singularité. Je n’étais pas un « jeune » comme les autres. Dans Courage, fuyons, en 1979, Yves Robert me fait diffuser aux passants des tracts entièrement blancs. Mais je l’ai fait dans la vraie vie, à des fins artistiques et expérimentales, mais si j’en réalise l’aspect ridicule. Dans Clara et les chics types, j’anime une radio libre. Ici encore, la fiction s’inspire de ma réalité. Et je crois bien que Pierre Jolivet connaissait mon dossier. Pour être précis, c’est Simple Mortel qui m’a donné l’idée d’écrire pas la suite un roman dans lequel la mort parlait sur les ondes, par le canal d’une radio libre. Mais je songeais aussi, en écrivant Message reçu, à Jean Cocteau dans Le Testament d’Orphée.

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