Préface au livre Qui êtes vous ? Michel Maffesoli, ouvrage de la collection « Qui êtes vous ? , dirigée par Christophe Bourseiller, chez François Bourin éditeur, février 2010.
J’ai rencontré Michel Maffesoli en 1989.
Je venais de publier mon premier livre, Les Ennemis du système, chez Robert Laffont. Il était sous-titré « Enquête sur les mouvements extrémistes en France ».
Au vrai, il reflétait un travail de longue haleine auquel je m’étais attelé quinze ans auparavant. Mais l’ouvrage souffrait à l’époque d’une tare irrémédiable. J’avais rompu depuis un bail avec l’université. Je ne pouvais ainsi me prévaloir d’une autre légitimité que celle de l’intuition, du journalisme. Je n’étais qu’un amateur, dénué de cet ingrédient magique et mystérieux que les beaux esprits nomment la « scientificité ».
Je reçus à ma grande surprise un signe amical de Michel Maffesoli. Non seulement le livre l’intéressait, mais il souhaitait l’évoquer lors d’un colloque à la Sorbonne.
La rencontre avec Michel Maffesoli, je la vécus comme un moment décisif.
L’université me paraissait plus que jamais déchirée en deux clans : d’un côté, les fonctionnaires frileux, aigris, envieux, obsédés par la défense d’un dérisoire pré carré ; de l’autre, les chercheurs, les cherchants, des hommes, des femmes libres, désireux d’accroître les champs du savoir.
Michel Maffesoli a secoué l’université comme on secoue un cocotier. Il a ouvert les portes et déclenché de salutaires courants d’air.
Est-ce un hasard si cet homme du peuple – qui ne manque pas de rappeler ses origines ouvrières – a évolué dans sa jeunesse au sein de la nébuleuse « ultragauche » antiléniniste, à proximité de l’Internationale situationniste ?
Rappelons les enjeux. Dans les années 1960 et 1970, on assiste au fragile apogée d’une extrême gauche braillarde, qui vante les charmes de Mao, Castro, Che Guevara et Hô Chi Minh, s’enthousiasme pour les dictatures du tiersmonde et prétend édicter une norme nouvelle. «L’ultragauche», c’est autre chose. La nébuleuse rassemble une poussière de courants. On y croise quelques esprits forts : Guy Debord, Raoul Vaneigem, Cornelius Castoriadis, Claude Lefort, Jean-François Lyotard… Ceux-ci dénoncent le totalitarisme chinois, refusent de s’enflammer pour les guérillas tiers-mondistes et critiquent les goulags.
« L’ultragauche » se démarque de l’extrême gauche officielle.
Michel Maffesoli n’est alors qu’un tout jeune homme. Mais il se bâtit dans cette dissidence. Il récuse les vérités révélées. Il moque les certitudes bien-pensantes des gauchistes médiatiques, qui bientôt arpenteront les couloirs des ministères et fouleront les coursives des multinationales.
Son travail reflète ainsi le besoin de traverser les apparences, ainsi qu’on franchit l’océan du négatif.
Comme le souligne Luis E. Gomez : « Intellectuellement, Michel Maffesoli est redevable et est affilié aux oeuvres d’Émile Durkheim, de Georg Simmel, d’Henri Lefebvre, de Gilbert Durand, d’Edgar Morin, des situationnistes et de Jean Baudrillard((Luis E. Gomez, « Le cas Michel Maffesoli » in Dérive autour de l’oeuvre de Michel Maffesoli, Centre d’études sur l’actuel et le quotidien, L’Harmattan, p. 47.)). »
Cette esquisse d’arbre généalogique permet sans doute de se repérer dans la tempête. Michel Maffesoli pense au départ depuis la sociologie. Yves Le Pogam précise que « les recherches de Michel Maffesoli visent à comprendre la dimension plurielle du social en privilégiant des thèmes comme l’imaginaire, l’émotion, les affects, le sensible((Yves Le Pogam, « Michel Maffesoli, analyste de la société émergente » in Corps & Culture no 3, 1998. »)).
Penser le lien social, l’être ensemble d’une époque marquée par une rapide et profonde mutation : tel est l’enjeu d’un travail qui fait pivoter le regard vers le pluriel. La modernité a été marquée par le triomphe et l’affrontement de grands récits totalisants : le christianisme, les Lumières, le communisme, le capitalisme…
Pour paraphraser L’Internationale, il n’est plus aujourd’hui ni Dieu, ni César, ni tribun. Nous évoluons dans un monde en miettes, mais les miettes sont fertiles. La postmodernité se trouve dominée par l’instauration du pluriel : place aux microcultures, aux contre-sociétés, aux groupuscules, aux initiatives individuelles, aux tribus, aux avant-gardes…
Tel est l’enjeu des recherches de Michel Maffesoli, résumées par Yves Le Pogam : « Scruter dans le présent des formes rassemblantes qui servent de contrepoint aux valeurs dominantes de la modernité((Ibid.)). »
Le réel est non seulement pluriel, mais provisoire.
Dans le monde réellement renversé, tout fuit, tout coule, et rien n’est plus cher à l’éclosion que le retrait. Michel Maffesoli observe la précarité généralisée. Tout passe, tout casse, tout lasse dans cette société qui s’emballe. Comment penser un tel nomadisme?
Il est sans doute nécessaire et salutaire de plonger les mains dans le cambouis : « Pour Michel Maffesoli, il y a dans la socialité un humus primordial, ancré dans le peuple », explique Luis E. Gomez((Luis E. Gomez, op. cit., p. 52.)).
Edgar Morin renchérit : « Il y a un savoir et une connaissance populaires((Edgar Morin, « Salutation d’Edgar Morin » in Dérive autour de l’oeuvre de Michel Maffesoli, op. cit., p. 26.)). »
La clé du réel se trouve ainsi au coeur de ce que l’intelligentsia nomme avec mépris « les sous-cultures ».
Michel Maffesoli organise l’observation des extrémismes, des divers courants issus du rock, des libertins ou de la techno. Ce ne sont pas des thèmes « académiques ». Peu lui importe, il disperse la poussière comme on souffle sur les braises.
Son immense mérite, c’est de questionner le présent en une approche phénoménologique parfaitement inédite.
Il s’amuse, il garde l’esprit ouvert, il ne prédit ni le réchauffement climatique, ni l’apocalypse, ni la révolution sociale.
Je l’ai croisé il y a quelques mois lors d’un colloque à Lyon. Il est apparu au fond de la salle, et tous les regards se sont tournés vers lui. Comment ne pas remarquer ce grand gaillard rieur, avec son chapeau enfoncé sur le crâne, son imperméable à la Bogart et son éternel noeud papillon ?
Michel Maffesoli ne cesse de parcourir le monde. Un rien l’amuse. Il s’intéresse à l’humain dans sa diversité. Il écoute l’herbe qui pousse.
Une phrase résume au final sa pensée paradoxale : « La société est plusieurs((Michel Maffesoli, « La société est plusieurs » in Une anthropologie des turbulences. Hommage à Georges Balandier (sous la direction de Michel Maffesoli), Berg International, 1985, pp. 175-180.)). »