L’entretien a été réalisé par Veronika Zarachowicz en septembre 2006.
Cet automne, plusieurs ouvrages font le procès des baby boomers, certains d’entre eux étant, ce qui est intéressant, écrits par des baby boomers (notamment Patrick Artus, Comment nous avons ruiné nos enfants ; Bernard Spitz Le papy krach). Vous vous dites « pas trop tôt » ? Vous avez l’impression que le débat a commencé, enfin ? Pourquoi le débat sur l’héritage laissé par les baby boomers a-t-il autant de mal à émerger ? Et émerge-t-il réellement ?
Il faudrait d’abord interroger les mots. Ces termes journalistiques de « baby boomers » et de « baby loosers » me paraissent évacuer le cœur même du débat. Ils renvoient à des ensembles vagues, évoquent les années cinquante et les « trente glorieuses », quand il s’agit en fin de compte de s’interroger sur Mai 68 et son impact postérieur. La génération qui semble aujourd’hui détenir une grande partie des leviers de commande provient des barricades et retient le mois de mai 1968 comme une date clef. Les générations ultérieures ont longtemps été critiquées par des aînés qui leur disaient : « Vous ne savez pas vous révolter. Vous n’avez plus notre bel esprit de 68 ». Il est naturel en retour que les générations de l’après mai questionnent ce « bel esprit ».
Voyez-vous une « guerre générationnelle », comme certains en ont parlé ?
Il est normal que les générations successives se fraient un chemin dans la société. Je vous rappelle qu’en 1968, la génération de mai s’est dressée contre celle de la guerre, qui détenait les postes. Ce qui est nouveau, c’est que la querelle générationnelle se double d’une réflexion sociale. Ceux qui n’ont pas connu mai sont ils condamnés à se mouvoir dans une sous culture de vidéo-clips et de playstations ? Le regard jeté par les soixante-huitards sur leurs cadets semble fort condescendant. Mais que reste t’il de Mai 68 ? Sur le plan des idées, on voit bien que cet ébranlement a permis une certaine « modernisation » de la société. La cause des femmes, le mouvement gai et la conscience écologiste proviennent en droit fil de ce séisme. Mais ces trois tendances sont apparues simultanément dans tous les pays industrialisés. Le bilan spécifique de mai doit donc être révisé.
Peut-on vraiment prêter à la génération du baby-boom une stratégie systématique d’accumulation des pouvoirs ?
La question de l’héritage se résume t’elle à une quête des postes ? J’en doute. Je ne crois pas que les soixante-huitards se montrent plus âpres que leurs aînés. En France, la rotation des postes est extrêmement lente. C’est plutôt cet archaïsme qui doit être questionné. Pourquoi la France se méfie-t’elle systématiquement de sa jeunesse ?
Est-ce que les « baby loosers » ne se trompent pas de cible dans leurs mobilisations ?
Lors des mobilisations du printemps 2006 contre le CPE, j’ai été frappé par le fait que les manifestants désiraient manifestement « hériter » de mai 1968. Ils ont commencé par occuper la Sorbonne et ont peint sur les murs des slogans lourds de sens : « Il est interdit d’interdire »… Au fronton des universités en grève, ils ont planté des drapeaux rouges et noirs. L’un de leurs bulletins se nommait « sous les pavés, la plage »… Il y avait un désir de montrer aux parents soixante-huitards que leurs enfants étaient eux aussi capables de se révolter. Le contenu du mouvement s’opposait pourtant aux valeurs de 68. Je me souviens d’une organisation ultra-gauche des années 70, dont le slogan était : « À bas le travail ! ». Les activistes anti-CPE crient au contraire : « Donnez nous des CDI ». Il y a là une différence fondamentale. Une différence d’époque et de circonstances. Mais les manifestants étudiants se posent ils véritablement la question du contenu ? Les révoltes printanières marquent chaque année un désir d’affirmation générationnelle. J’ai personnellement manifesté dans ma jeunesse contre Debré, Fontanet, Haby et beaucoup d’autres. Je serais incapable de dire ce que contenaient les réformes successives que j’ai contestées. Il en va de même aujourd’hui. Les manifestants anti-CPE héritent avant tout d’un esprit de révolte. L’important, c’est de descendre dans la rue, de faire entendre une voix. La voix d’une génération.
Qu’est ce qui finalement est le plus pesant : le legs économique (déclassement, baisse du niveau de vie….), le legs idéologique (individualisme hédoniste et solidaire qui continue à constituer la colonne vertébrale des jeunes générations…), la marginalisation dans l’accès au politique ?
On ne peut pas tout mettre sur le dos des soixante-huitards. De même, je me refuse à instruire globalement le procès de 68. La crise économique qui éclate en 1974 n’a rien à voir avec les barricades. Quant à l’individualisme hédoniste, il correspond à l’évolution globale d’une société qui s’atomise en une myriade de micro-identités. On peut sans doute reprocher aux soixante-huitards de s’être arrêtés en chemin. Ils ont proposé une refonte globale et les idées ont fusé. Mais ils sont vite rentrés dans le rang. Quel exemple ont-ils donné ? « Révoltez vous, mais pas longtemps ! » Les jeunes générations n’ont pas tant hérité de Mai 68 que de son échec. Nous sommes en fin de compte les enfants de la normalisation.
(Télérama, dans son édition du 11 octobre 2006, ne retient finalement que l’extrait suivant : « L’écrivain Christophe Bourseiller ajoute : ‘Ils ont proposé une refonte globale et les idées ont fusé. Mais ils sont vite rentrés dans le rang. Les jeunes générations n’ont pas tant hérité de mai 68 que de son échec.’» )