« Je veux exposer une personne en train de mourir d’une mort naturelle, ou quelqu’un qui vient juste de mourir… »
Cette récente déclaration intempestive du plasticien allemand Gregor Schneider pourrait bien jeter un froid. L’audace picturale autorise-t-elle toutes les frasques et peut-on sans vergogne se vautrer dans la transgression, en invoquant par avance la nécessaire liberté d’expression du créateur ?
Gregor Schneider ne manque pas d’humour. Il sait piquer, là où ça pince, mais gare au bleu… Pour justifier sa démarche, il dénonce l’injustice et frappe juste : « La réalité de la mort dans les hôpitaux allemands, dans les services de soins intensifs et dans les blocs opératoires est cruelle. C’est là qu’est le scandale. »
Le moraliste n’en est pas à son coup d’essai. Il avait auparavant installé à Hambourg une réplique de la Kabaa, la fameuse pierre cubique de la Mecque. Les visiteurs étaient priés de tourner autour, à la façon des pèlerins.
Quand il a exposé un chien mourant dans une galerie nicaraguayenne en 2007, Guillermo Vargas prétendait quant à lui dénoncer les souffrances infligées aux animaux. Le public a pourtant été fort choqué, à la vue d’un malheureux animal, d’une maigreur squelettique, qui gémissait en quêtant de l’eau et de la nourriture…
L’artiste est par nature un marginal, un en-dehors. Il est pourtant des créateurs qui passent les bornes, pour mieux nous bousculer… Comment expliquer cette passion récurente pour l’abject, ce vent noir qui transcende la création depuis tant d’années ?
Dans le livre Art That kills, (Creation Books, 2007), Georges Petros recense avec patience et sympathie les démiurges aux yeux fixes qui sans cesse expérimentent les limites, au point de choquer leurs propres partisans.
Il exhibe pour sa part un curieux profil. En 1984, il publie le tout premier numéro d’un superbe magazine d’art, devenu culte : Exit. Parmi les collaborateurs de l’opus avant-gardiste figurent H.R. Giger, Richard Kern, Lydia Lunch, Genesis P-Orridge, Boyd Rice, Henry Rollins, Clay Wilson ou Nick Zedd. Dans les pages d’Exit, ces créateurs issus de la contre-culture, du punk ou de l’underground voisinent avec des textes, des dessins de serial-killers, tels ceux de John Wayne Gacy ou de Richard Ramirez, dont les travaux se voient ainsi élever au rang d’oeuvres d’art.
Les serial-killers bénéficient aujourd’hui de fan-clubs organisés et d’une kyrielle de sympathisants actifs. Nick Bougas est leur propagandiste. Ce performeur américain visite sans fin les prisons de haute sécurité. Rencontrant les pires criminels de son temps, il leur demande… un dessin. Nick Bougas s’est fait ainsi tirer le portrait par des criminels récidivistes, tels Henry Lee Lucas, Richard Ramirez, Kenneth Bianchi ou Otis Toole.
Sa démarche n’a rien d’isolé. Depuis la fin des années quatre-vingt, on voit surgir dans l’ombre des contre-cultures de bien vénéneuses fleurs. Les murder zines sont de petits journaux underground, qui glorifient le viol, le meurtre et l’abomination. Ces opuscules éphémères et mortifères se nomment Murder can be fun, Slop Hut, Necroerotic, ou Answer Me. Ils ont pour la plupart fermé boutique, au bout de quelques numéros. Ils sont bien évidemment relayés par une multitude de sites Internet.
Il est dans le lot quelques diamants noirs. Peter Sotos éditait dans les années quatre-vingt le murder zine Pure. A l’époque, il ornait sa correspondance d’un sceau imitant celui des autorités nazies. Pure décrivait avec une précision sadique les meurtres et tortures commis par les plus célèbres criminels. Il a bien évidemment fait l’objet d’une enquête très complète du FBI.
Peter Sotos est aujourd’hui considéré comme un des écrivains les plus prolixes de la vague sombre. Il ne cesse dans ses livres de décrire l’abominable. Il entre dans le cerveau des monstres. Il explore l’innomable.
Quand le rocker expérimental Boyd Rice affiche d’un seul tenant son sado-masochisme, ses convictions satanistes et son engagement néo-nazi, on en vient presque à oublier qu’il arbore chaque week-end des chemises hawaïennes et qu’il prise à Denver le ukulélé.
Pourquoi un tel intérêt pour l’abject ? Dans les années quatre vingt, le metteur en scène Andre Engel livre dans le spectacle Del Inferno une vision singulière de l’Enfer de Dante. Les spectateurs se trouvent embarqués dans un train de la mort, qui les mène jusqu’à une usine rougeoyante…
Des années plus tard, le plasticien Paul McCarthy reconstitue à la Biennale de Lyon en 2003 un simili camp de concentration. Le spectateur visite des « tentes » équipées de « douches ». Il observe des piles de « savon ». L’atmosphère est glauque, lourde, oppressante. Dans l’air flotte une odeur bizarre et chimique… Comment justifier une telle « re-création » ?
Il est vrai que l’art provocateur est devenu un genre estampillé.
En lançant dans les années quatre-vingt-dix le courant des Young British Artists, le marchand d’art Charles Saatchi a créé un précédent. Oui, l’art doit déranger, instiller le doute, et provoquer… la réflexion. Mais jusqu’à quel point ? On connait la démarche de Damien Hirst, dont les animaux flottant dans du formol s’arrachent désormais à prix d’or. Que penser de Marcus Harvey, proposant un portrait de la tueuse Myra Hindley, réalisé à partir d’empreintes de mains d’enfants ? Chris Ofili exhibe pour sa part une Vierge Marie, réalisée avec des déjections d’éléphants.
Chaque exposition des Young British Artists déclenche la polémique. Lorsque Marcus Harvey expose pour la première fois sa Myra Hindley à la Royal Academy de Londres en 1997, l’oeuvre est physiquement attaquée. La toile est notamment bombardée par des oeufs. Au nombre des assaillants figure la mère d’une enfant de douze ans, assassinée par Myra Hindley.
Instiller le doute… Donner à réfléchir… Instaurer une tension créatrice… Après tout, pourquoi pas ? La mission de l’avant-garde n’est-elle pas en premier lieu d’ébranler les certitudes ? Place au débat.
Certains démiurges frôlent cependant le précipice. Peut-on faire de sa vie une œuvre d’art et user de son corps comme d’une materia prima ? C’est l’avis du performer Luka Zpira. Il évolue au départ dans la sphère du tatouage et du piercing. Admirateur de la science-fiction, il avoue sa fascination pour un personnage de bande dessinée, Rank Xerox, inventé par Liberatore. Lukas Zpira aimerait sortir de sa condition d’homme. Peut-on donner vie à une humanité transformée, un monde de cyborgs, mi-hommes, mi-machines ? Zpira se pense comme un androïde. Il préfigure à sa manière le film Terminator, dans lequel les machines veulent detruire l’homme, cette créature imparfaite. Lucas Zpira porte notamment sous les pectoraux cinq boules de teflon. Il a lui même pratiqué sur son visage de longues estafilades.
Pourquoi ces mutilations ? À quoi rime la scarification ? Stelarc fait figure de pionnier, de porte-étendard. Depuis les années soixante-dix, ce performer explore ses propres limites. Comme le remarque l’artiste Paul McCarthy : « Dire que Stelarc fait du body art reviendrait à dire que le Vietnam fut un conflit mineur. » Stelarc n’est-il en fin de compte qu’un adepte du body art, de l’art corporel ? En un sens, oui, puisque la formule recouvre un certain nombre de pratiques qui concernent le corps, pris comme une œuvre d’art. Stelarc appartient cependant à la faune des extrémistes.
Plus loin, toujours plus loin… C’est le mantra des avant-gardes. Pour le meilleur, ou pour l’indicible ? La spécialité de Stelarc, c’est la suspension. Prenant place dans une étoile de fils en nylon reliés à des barres de bois, il se plante dans la chair des dizaines d’hameçons et demeure suspendu, des heures durant, jusqu’à ce que la peau se tende, se distende et s’éparpille en filaments sanguinolents.
Chris Burden opère sans doute dans la même catégorie. Il use cependant de méthodes plus expéditives. Dans Through the night softly, il rampe sur un tapis de verre brisé. Doorway to Heaven lui donne l’occasion sous tension. Dans Transfixed, il se fait –réellement- crucifier sur le toit d’une Volkswagen. Mais son « tube », son « hit », sa marque de fabrique demeure Shoot. Dans cette célèbre performance, souvent répétée, il se fait tout bonnement… tirer dessus, dans le bras droit, le bras gauche, ou bien les jambes.
Les protagonistes du body art, Fakir Musafar, Orlan, Gina Pane, Michel Journiac, Ron Athey, Bob Flanagan ou Rozz Williams, rivalisent en incandescence et multiplient les sacrilèges.
Michel Journiac confectionne du boudin avec son propre sang et l’offre aux spectateurs en parodiant la communion, tandis que Ron Athey se fait coudre la bouche à vif, avant d’arracher brutalement les fils, vêtu d’un uniforme nazi. Nombre de body artists sont aujourd’hui décédés, à l’exemple de Michel Journiac, Gina Pane, Bob Flanagan ou Rozz Williams.
Cofondateur en 1969 du collectif artistique Coum Transmissions, puis inventeur du groupe de musique industrielle Throbbing Gristle, Neil Megson, alias Genesis P-Orridge, est sans doute une figure de proue de l’exploration des limites .
Le 11 novembre 1978, il donne dans une église désaffectée de Londres un concert mémorable. Sur scène, il se trémousse en prenant des poses simiesques tandis que vrombissent des machines déchaînées. Mais il est en train de mourir. Personne ne le sait… Juste avant le concert, Genesis P-Orridge a avalé plusieurs boites de somnifères. Son état second témoigne de sa lente agonie. Peu après le show, il est hospitalisé en soins intensifs. Il survit.
Trente ans plus tard, le créateur enterre sa compagne Jane Brayer, morte d’un cancer. Depuis des années, il expérimente avec elle l’amour fusionnel. Poussant la démarche jusqu’à ses extrêmes les plus reculés, il est devenu une sorte de double de sa propre femme. Aujourd’hui, Genesis Brayer P-Orridge apparaît comme une dame anglaise et blonde, boudinée dans des jupes trop sage. Il/elle arbore une superbe poitrine et préserve de la sorte le souvenir tangible de l’amour disparu.
Vaincre la mort : est-ce le but final de l’art, et le créateur peut-il détrôner Dieu ?
En Autriche, le groupe actionniste ourdit depuis les années soixante de terrifiantes performances, aussi sanguinolentes que transgressives. Dans la série Orgien Mysterien Theater, Hermann Nitsch s’emploie à démembrer des carcasses d’animaux. Les actionnistes jouent avec la chair et le sang, comme d’une glaise. Leurs spectacles prennent souvent la forme de parodies obscènes d’holocaustes bibliques. Nitsch dépèce un mouton, puis en répand les viscères sur le corps allongé d’un homme nu. Il se glisse dans la chair encore tiède d’un âne éventré. Il referme ensuite le pelage à la façon d’un manteau, en tâchant de placer sa tête à l’intérieur de l’animal.
Que penser de cette apologie de la boucherie, de cette ritualisation du sacrilège ? Les actionnistes passent les bornes. Au risque de se perdre eux-mêmes. Rudolph Schwarzkogler a fini par succomber à son art. Depuis des années, il se mutilait le sexe, morceau par morceau. Il semblerait qu’il n’ait pas survécu à l’irrémédiable castration. Les pièces manquantes et le sexe atrophiées ont finalement été exposées à Kassel.
Hermann Nitsch poursuit actuellement ses expérimentations dans le château autrichien de Prinzendorf, multipliant les cérémonies blasphématoires, usant à l’envi de cadavres d’animaux pour d’horrifiques transsubstantiations… L’art autorise sans doute les prises de risque. Mais certains éclaireurs arpentent aujourd’hui des sentiers boueux. Jusqu’où iront-ils demain ? Au vu des performances déjà accomplies, on ne voit guère où pourrait les mener la surenchère de l’art.