Cet article est paru dans Histoire et liberté n°38, printemps 2009.
11 novembre 2008. La police, qui enquête sur des actes de sabotage commis sur le réseau ferré arrête simultanément vingt personnes à Paris, Rouen, dans la Meuse et dans une communauté libertaire installée à Tarnac.
Très vite, les enquêteurs concentrent leur investigation sur le groupe de Tarnac, qui par ailleurs anime l’unique café-restaurant-épicerie du village. La Ministre de l’intérieur, Michèle Alliot-Marie, désigne d’emblée les interpellés comme appartenant à « l’ultra gauche » et à « la mouvance anarcho-autonome ».
Elle s’appuie sur un dossier fourni par la Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI), qui s’inquiète de la montée en puissance de ce courant.
Mais de qui parle-t-on ? Qui sont les mystérieux « anarcho-autonomes » et que recouvre cette « ultra-gauche », qui vient subitement se substituer à « l’extrême gauche » traditionnelle ?
S’agit-il d’une approximation policière, d’une formule clinquante et journalistique, ou bien les termes ont-ils été pesés ?
UNE FORMULE INVENTÉE PAR LÉNINE
Qu’en est-il de l’ultra-gauche ? La formule a été inventée, non par la ministre de l’Intérieur en 2008, mais par Lénine dans La Maladie infantile du communisme, le gauchisme. Elle désigne ceux et celles qui forgent alors les « oppositions de gauche » au bolchevisme. C’est pourquoi on décrit l’ultra-gauche comme une mosaïque de « gauches communistes ».
Révolutionnaires de l’impossible, Herman Gorter, Otto Rühle, Anton Pannekoek et leurs amis se réclament pour la plupart du marxisme. Ils critiquent cependant la dérive totalitaire du jeune État soviétique.
Au fil d’une histoire longue et complexe qui traverse le XXe siècle, on voit surgir des revues mythiques et minoritaires : dans Socialisme ou Barbarie, Cornelius Castoriadis côtoie Claude Lefort, Jean-François Lyotard, Gérard Genette, ou Jean Laplanche. Autour de la revue Internationale situationniste, on remarque Guy Debord, Michèle Bernstein, Raoul Vaneigem, ou Gianfranco Sanguinetti…
Nombre de ces théoriciens minoritaires et isolés poursuivent une réflexion critique qui les conduit à un rejet du léninisme et, pour certains d’entre eux, à une remise en question globale du marxisme. Il s’agit en tout état de cause de dépasser les « ismes » pour élaborer une critique révolutionnaire, adaptée à l’époque présente.
Dans les années soixante, ces penseurs de la radicalité croisent la route de jeunes anarchistes en rupture avec le credo libertaire. Anarchistes dissidents et penseurs de l’ultra-gauche ont un point commun : ils rejettent l’Union soviétique et la désignent comme un « capitalisme d’État ».
Mais les « néo-anarchistes » se différencient des « ultra-gauche ». Il s’agit d’activistes, tributaires d’une mythologie de « l’action directe ». Les jeunes anarchistes ne se contentent pas d’éditer de savantes revues, dans lesquelles ils critiquent l’extrême gauche léniniste (trotskiste et maoïste) qui, par sa » modération « , pactise à leurs yeux avec le capital. Ils passent à l’acte.
LES « NEO-ANARCHISTES »
Qui sont les tenants de cette « révolution culturelle » qui ébranle le petit milieu libertaire ?
Dans les années qui précédent Mai 1968, l’Internationale anarchiste ou la revue Noir et Rouge, qu’anime notamment Daniel Cohn-Bendit, commencent à dépoussiérer le courant.
Mais il faut attendre l’éclosion de l’Organisation révolutionnaire anarchiste (ORA) et du Mouvement communiste libertaire (MCL) pour voir surgir un vrai courant organisé.
L’ORA apparaît en 1967, comme une tendance au sein de la Fédération anarchiste. Elle est animée par Maurice Fayolle, Guy Malouvier, Ramon Finster, Michel Cavallier, Richard Perez… Elle édite L’Insurgé, puis en 1970 Front libertaire des luttes de classes. En 1970, elle s’affranchit définitivement de la FA. Il s’agit d’une organisation structurée, éditant de nombreux bulletins locaux et régionaux (Lycéens et luttes de classes à Paris, Voix libertaire dans les Bouches du Rhône, Commune à Strasbourg…). En 1970, elle se dote d’un spacieux local, dans l’impasse du 33 rue des Vignoles (Paris XXe).
De leur côté, Michel Desmars, Georges Fontenis, André Senez, Roland Biard, Alexandre Skirda, Henri Bouyé, Daniel Guérin et beaucoup d’autres créent le Mouvement communiste libertaire à Paris les 10 et 11 mai 1969. Celui-ci se distingue par sa radicalité. Il se réclame du conseillisme et lutte pour l’auto-organisation des travailleurs. Il entre immédiatement en concurrence avec l’ORA.
L’influence de Daniel Guérin se fait alors sentir. En septembre 1969, cet ancien militant trotskiste publie chez Robert Laffont un livre au titre volontairement provocateur : Pour un marxisme libertaire((Daniel Guérin, Pour un Marxisme libertaire, Robert Laffont, Paris, 1969.)). L’apparent clivage entre marxisme et anarchisme camoufle un fossé véritable, qui sépare autoritaires et anti-autoritaires : « La révolution de notre temps se fera pas en bas – ou ne se fera pas ».
Pour Guérin, les « anars » traditionnels qui refusent tout dialogue avec le marxisme se trompent d’adversaire. Ils confondent Marx et Lénine. L’ennemi, c’est l’autorité, incarnée par la dictature bolchevik.
Marxiste ? Anarchiste ? On ne sait plus, mais qu’importe ?
L’ORA se renforce, puisqu’elle recueille l’adhésion de plusieurs membres du MCL, parmi lesquels Roland Biard et Alexandre Skirda.
Quant au MCL, il agrège à l’inverse quelques groupes de l’ORA et prend le nom d’Organisation communiste libertaire (OCL) en 1971. C’est le ballet des sigles. Daniel Guérin compte parmi les créateurs de l’OCL.
En dépit d’une histoire chaotique, ponctuée de ruptures, de scissions, d’exclusions, l’OCL s’impose comme une organisation audacieuse, défendant ouvertement la « synthèse impossible » entre Marx et l’anarchisme. Au nombre des adhérents figurent Georges Fontenis, Michel Desmars, Alain Bonicel, André Senez, Patrice Bollon… En 1973, Daniel Guérin abandonne l’OCL. A la fin de l’année 73, il rejoint le dynamique groupe du XIIIe arrondissement de Paris de l’ORA.
Plus tard en 1976, certains militants de l’OCL et de l’ORA formeront une seconde OCL, réunifiée.
LE MYTHE FONDATEUR DES « GANGSTERS DE BARCELONE »
D’Espagne souffle un vent sombre. On sait que la Confédération nationale du travail (CNT) et la Fédération anarchiste ibérique furent naguère les plus puissantes organisations libertaires d’Europe. La victoire de Franco a évidemment modifié la donne. L’anarchisme espagnol a dû entrer en clandestinité, de nombreux militants se repliant en France.
L’influence de l’ultra-gauche se fait pourtant sentir outre-Pyrénées dès les années soixante. Le groupe clandestin Action communiste campe sur des positions fort proches de l’organisation française Pouvoir ouvrier, issue de la revue Socialisme ou barbarie. Quant aux jeunes libertaires, ils critiquent volontiers l’archaïsme des aînés.
En Catalogne, de jeunes militants du PSUC, la branche catalane du Parti communiste espagnol (clandestin), se regroupent autour des revues Metal, puis Que Hacer ? (Que faire?). En janvier 1969, ces électrons libres s’affranchissent du PSUC, rompent avec le léninisme, puis constituent trois petites unités clandestines, désireuses de passer à l’acte et de lutter contre le franquisme : l’Équipe Extérieure (EE), l’Équipe théorique (ET) et l’Équipe ouvrière (EO).
– L’Équipe extérieure est basée à Toulouse. Elle se procure des armes par le canal de vieux militants de la CNT, règle les problèmes de faux papiers, organise les franchissements de frontière et gère les finances. Elle est en contact avec de nombreux groupes anarchistes et « ultra-gauche » européens.
– L’Équipe théorique s’emploie à construire des passerelles entre anarchisme et marxisme. Elle prend ses distances avec la CNT, qui demeure fidèle à un anarchisme traditionnel, teinté d’antimarxisme.
– L’Equipe ouvrière tente d’ourdir des grèves sauvages dans la région de Barcelone.
En décembre 1971, les divers acteurs des Équipes fondent le Mouvement ibérique de libération (MIL), qui se dote d’une structure militaire : les Groupes autonomes de combat (GAC).
Le 15 septembre 1972, les GAC attaquent leur première banque. Ils vont par la suite multiplier les « expropriations ». Ces pratiques n’ont pas grand chose à voir avec le terrorisme des Brigades rouges ou de la Fraction armée rouge allemande. Le MIL se situe dans une filiation anarchiste, fascinée par le banditisme et les « classes dangereuses ».
A chaque hold-up, les membres du MIL n’oublient jamais de diffuser un tract. Il leur arrive d’y rendre hommage à un célèbre « terroriste » anarchiste, auteur de nombreux attentats commis dans les années cinquante : Francisco Sabaté (1915-1960). Celui-ci fut notamment l’inventeur d’un surréaliste mortier, destiné à projeter des tracts …
Le MIL devient bientôt la « coqueluche » des médias espagnols, qui dénoncent quotidiennement « les gangsters de Barcelone ». Il fonde un centre de documentation, puis une maison d’édition : Mai 1937. Anton Pannekoek ou Cornelius Castoriadis se trouvent ainsi traduits en Castillan et font l’objet de brochures clandestines et anonymes. Les théoriciens de l’ultra-gauche se voient légitimés par les jeunes militants « néo-anarchistes ».
Le premier congrès du Mouvement ibérique de libération se déroule à Toulouse en août 1973. Au terme d’une semaine de palabres, le MIL décrète… sa dissolution. Certains éléments maintiennent toutefois les Groupes autonomes de combat.
Mais la police de Franco finit par « loger » les animateurs de l’ex-MIL. Elle exploite notamment le contenu d’une sacoche malencontreusement oubliée dans un café. Le 15 septembre 1973, Oriol Solé Sugranyes et Jose Luis Pons Llobet sont arrêtés par la gendarmerie espagnole alors qu’ils commettent un hold-up à Bellver de Cerdanya, dans les Pyrénées. Quelques jours plus tard, Emilio Pardinas Viladrich, Maria Luisa Piguillem Mateos, Manuel Antonio Camestro Amaya, Maria Angustias Mateos Fernandez et Santiago Soler Amico sont arrêtés à Barcelone. À la suite d’interrogatoires accompagnés de tortures, la police apprend que Santiago Soler Amico a rendez-vous le 25 septembre à Barcelone avec deux autres membres de l’ex-MIL. Elle leur tend une souricière. Une violente fusillade éclate. Salvador Puig Antich est grièvement blessé. Principal dirigeant, il se fait « cueillir », en compagnie de Francisco Javier Garriga Paituvi. L’inspecteur Anguas Barragan, de la Brigade politico-sociale (BBPS), trouve la mort dans l’affrontement. Un Français parvient à s’échapper. Il s’agit d’un militant anarchiste toulousain : Jean-Marc Rouillan.
De retour en France, ce dernier organise la mobilisation, en liaison avec l’Espagnol Mario Ines Torres.
En novembre 1973 s’ouvre le procès des anarchistes ibériques. Salvador Puig Antich est condamné à mort. Pons Llobet écope de trente ans de prison. Puig Antich est finalement garrotté le 2 mars 1974. En 1976, Oriol Solé Sugranyes parvient à s’évader de la prison de Ségovie en compagnie de trente militants de l’organisation basque ETA. Mais il est abattu alors qu’il tente de franchir la frontière française.
L’aventure du MIL va longuement fasciner les milieux « néo-libertaires » et « ultra-gauche ».
PROVOCATEURS OU AUTONOMES ?
À Paris en 1974, un tract anonyme est largement diffusé en bordure des manifestations de soutien aux Espagnols. Il s’intitule Vérités sur le MIL : « Depuis trois mois, les membres de l’ex-MIL sont en prison et c’est seulement maintenant, (…) alors que l’un d’entre eux a été condamné à mort, que la gauche et les gauchistes s’en aperçoivent et descendent dans la rue. Pourquoi ? Parce que les révolutionnaires du MIL ne sont pas des « gauchistes ». (…) Parce qu’ils remplissaient des caisses de grève avec le produit d’attaques de banques. (…) Antifascistes, démocrates, staliniens, en combattant le capital et son organisation sociale, c’est vous que le MIL combattait. »
A l’inverse des mouvements « légaux », le MIL remplace la théorie par un culte de l’action. La brochure L’État et la Révolution, rédigée en 1974 par des amis du MIL qui paraphrasent Lénine pour mieux s’en moquer, encense… « la criminalité critique », qu’elle décrit comme un « élément de négation de la société capitaliste ». Les nouveaux révolutionnaires récusent le gauchisme organisé. Ils marquent d’emblée leurs divergences avec « l’extreme-gauche du capital », en refusant toute étiquette politique, en remplaçant les idéologies par l’action directe.
On les désigne à la vindicte sous des sobriquets divers : « casseurs », « incontrôlés », « pillards », « provocateurs »… Dans les années soixante-dix, on assiste à la répétition invariable d’un troublant phénomène. Étudiants, lycéens ou salariés convoquent une manifestation. Le cortège se forme sagement sous la surveillance sourcilleuse de son service d’ordre, puis s’ébranle doucement sur un large boulevard. Devant la tête de la manifestation, on voit soudain grandir une meute informelle, constituée de bandes peu identifiables. Il y a des loubards, des intellectuels, des militants, des infiltrés de tous poils. Certains sont coiffés de casques, armés de matraques ou de barres de fer. A peine la démonstration syndicale a-t’elle démarré qu’ils se ruent sur les vitrines des magasins, se livrent au pillage et attaquent les cordons de CRS dans le but de provoquer un affrontement généralisé. Qui sont les mystérieux pillards, dont le nombre varie entre quelques dizaines et plusieurs milliers, en fonction de la taille des manifestations qu’ils perturbent ? On trouve de tout , dans cette faune bigarrée. Mais les mots d’ordre qui reviennent le plus souvent proviennent d’une part, de « l’ultra-gauche », de l’autre, du communisme libertaire « néo-anarchiste ».
Car les « casseurs » ne se contentent pas de charger la police. Ils diffusent en parallèle une prose abondante, sous la forme de tracts anonymes, dispersés à la barbe des services d’ordre : « Vive la provoc ! », clame un tract jaune, diffusé en 1974 : « Bas les masques ! Gauchistes, vous nous faites vieillir !! (…) Le détournement, le sabotage sont des armes efficaces. (…) La meilleure critique de l’école est celle de l’allumette. (…) Ah ! Qu’il est bon de détruire tout ce qui nous a empêché de vivre! Plus rien ne nous arrêtera ! »
Un tract diffusé en bordure d’une manifestation lycéenne chante les vertus du pillage : « (…) la meilleurs critique du monde de la marchandise, c’est donc pas le pillage ? – On l’a produit, on nous l’a volé, on le reprend -. C’est pas bien d’étrangler l’épicier ? La réponse, les gauchistes l’ont prise dans les dents » .
On voit également circuler des textes théoriques.
Ancien membre de l’Internationale situationniste, Raoul Vaneigem publie en mars 1974 sous le pseudonyme de Ratgeb, un ouvrage remarqué : De la grève sauvage à l’autogestion généralisée((Ratgeb, De la Grève sauvage à l’autogestion généralisée, Union générale d’éditions, Paris, 1974.)).
Partant de l’idée qu’il est nécessaire de généraliser l’autogestion à tous les instants de la vie, Ratgeb plaide pour l’incendie, le vol et le pillage, à condition qu’ils soient collectifs. Les révolutionnaires doivent s’en prendre à tous les « flics », y compris ceux qui organisent les services d’ordre des manifestations. Ratgeb veut notamment « organiser » les voyous : « Le succès d’une guérilla urbaine intervenant comme appui tactique aux usines occupées réside dans la rapidité et l’efficacité de ses raids, d’où l’importance de petits commandos d’intervention réunissant ceux que les étatistes de toutes couleurs appellent déjà les « voyous de quartier » et les « voyous d’usine ». »
Stratège de la guerre révolutionnaire, Ratgeb dicte ses consignes :
« Étudier les armes anti-hélicoptères : (…) fusées sol-air, canons légers téléguidés, lasers, tireurs d’élites (…) …
Préparer la défense contre les blindés : silos anti-tanks, fusées téléguidées (…), jets de napalm, mines… »
L’auteur recommande tout particulièrement la pratique du sabotage : « Le sabotage est plus passionnant que le bricolage, le jardinage ou le tiercé. »
Les inorganisés sont généralement rejetés par les groupes trotskistes et maoïstes en raison de leur caractère « discréditant ».
En marge du gauchisme et de l’anarchisme traditionnel, la meute plaide d’instinct pour un certain dépassement des clivages usuels.
Dès 1975, elle prend le visage de l’autonomie.
Historiquement, les autonomes proviennent de l’évolution du mouvement maoïste italien, qui a progressivement troqué ses référents idéologiques contre un activisme débridé. Beaucoup d’autonomes français citent l’exemple du mouvement maoïste Potere Operaio de Toni Negri, qui s’est auto-dissous pour passer à la lutte armée.
En France, la revue Camarades, animée par Yann Moulier-Boutang, sert de caisse de résonance aux thèses italiennes à partir d’avril-mai 1974. Le groupe Matériaux pour l’intervention relaie également l’autonomie transalpine.
Le mouvement autonome rassemblent ainsi des militants venus de tous les horizons : des maoïstes, des libertaires, des « ultra-gauche », des inclassables. Encore ne représente-t’il jamais un phénomène organisé. Nous parlons d’assemblées générales, provisoires, informelles et « magouillées », dans lesquelles grouillent des éléments de toutes sortes. Quelques journaux surgissent : L’Officiel de l’autonomie, Autonomie prolétarienne, Autonomie et autodéfense…
Il apparaît qu’une majorité d’autonomes est favorable à la lutte armée. Lorsque les fondateurs de la Fraction armée rouge (RAF), Andreas Baader, Ulrike Meinhof, Gudrun Ensslin et Jan Carl Raspe, sont retrouvés morts dans la prison de Stammheim, à Stuttgart, le 18 octobre 1977, une Assemblée parisienne des groupes autonomes vote à main levée l’occupation du journal Libération, accusé d’avoir propagé de « fausses nouvelles » .
Dans cette période trouble, les actions « militaires » sont légion : attentats à la bombe sans gravité, cocktails molotov contre des commissariats, et autres sabotages.
La constitution de l’organisation « politico-militaire » Action directe en 1979 marque un tournant. On trouve à Action directe des communistes libertaires, autrefois proches du MIL (tel Jean-Marc Rouillan), et des maoïstes issus de la Gauche prolétarienne (comme André Olivier). Il s’agit en tout état de cause de dépasser les clivages anciens, pour enclencher un processus de lutte armée.
LA PARADOXALE SURVIE DE L’AUTONOMIE
Après 1980, la mouvance autonome s’atomise et se disperse : squatters, radios libres, mouvements de chômeurs… Autant de fronts parcellaires qui marquent l’avènement des « révolutions minuscules ». Exit le Grand Soir. Place aux « zones d’autonomie temporaire », aux reconquêtes parcellaires…
Certains « néo-anarchistes » créent en 1984 à Toulouse des Sections carrément anti-Le Pen (SCALP) , qui se situent au carrefour de l’antifascisme, de la culture « punk » et d’une certaine sensibilité communiste libertaire. En 1986, des militants proches du SCALP fondent le Réseau d’étude, de formation et de liaison contre l’extreme-droite (REFLEX), qui édite à partir de juin la revue Réflexes. SCALP et REFLEX vont ensuite constituer une coordination nationale anti-fasciste, qui donnera elle même naissance au réseau No Pasaran. Il s’agit d’élargir la lutte antifasciste à un combat anticapitaliste global.
Le courant semble pourtant s’étioler dans les années quatre-vingt. En 1986, le démantèlement d’Action directe paraît sonner le glas de la lutte armée.
L’émergence de l’altermondialisme dans les années quatre-vingt-dix contribue au redémarrage de l’autonomie. Chaque rassemblement de masse altermondialiste se voit ainsi flanqué de ce que l’on nomme un « black block ». Le « bloc noir » n’a rien d’une organisation structurée. Il s’agit d’une mouvance informelle, constituée d’activistes d’origines diverses qui constituent une sorte de phalange anti-autoritaire.
Leur point commun : ils critiquent l’extrême gauche léniniste et se placent dans la surenchère. Certains renouent avec le pillage et l’affrontement.
Il faut cependant attendre les années 2000 pour voir ressurgir des réseaux pratiquant la lutte armée, dans le sillage lointain du MIL.
En décembre 2003, un scandale médiatique balaie la vieille Europe. D’inquiétants libertaires italiens expédient à diverses personnalités des lettres piégées. Au nombre des leaders visés figurent Romano Prodi, qui préside alors la Commission Européenne, et Jean-Claude Trichet, dirigeant de la Banque Centrale Européenne. Les attentats virtuels se voient revendiqués par une « Fédération Anarchiste Informelle », totalement inconnue au bataillon. On évoque sur le champ un mystérieux courant « anarchiste-insurrectionaliste », qui se distinguerait par son recours à la violence individuelle.
Il est certain que la sensibilité « néo-anarchiste » continue de circuler. Elle se réaffirme avec force en décembre 2008, quand de violentes émeutes balaient la Grèce.
UNE RÉSURGENCE INQUIÉTANTE ?
« Ultra-gauche », « mouvance anarcho-autonome »… Au final, ce ne sont pas des mythes. Ces vocables désignent un courant « néo-anarchiste », actif depuis les années soixante, et qui connait aujourd’hui une embellie visible.
Qu’en est-il exactement ? Dans un entretien accordé au Point le 12 mars 2009, le directeur de la Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI), Bernard Squarcini, s’inquiète de la montée en puissance des « anarcho-autonomes » : « Une série de clignotants nous alerte depuis quelques années sur la montée d’une contestation anarcho-autonome que les émeutes étudiantes de l’hiver dernier en Grèce ont mise en évidence. Dans nos pays occidentaux, le climat social et la crise économique incitent de jeunes gens incontrôlés à basculer dans la violence. (…) Il y a trente ans, avant de commettre des assassinats, Action directe avait commencé par faire sauter un bâtiment du CNPF((« Comment on traque les terroristes », Le Point, 12 mars 2009.)). »
Julien Coupat et ses camarades de Tarnac, qui sont accusés d’avoir ralenti le trafic des TGV, sont-ils les enfants d’Action directe, et doit-on craindre un engrenage analogue ?
Rappelons que la toute première intervention d’Action directe en 1979 est le mitraillage du siège du patronat français. Il s’agit dans le contexte de l’époque d’un acte hautement symbolique. On use, non plus de cocktails molotov et de barres de fer, mais de fusils mitrailleurs. Action directe se place ainsi d’emblée dans une stratégie politico-militaire. Peut-on en dire autant des sabotages de voies ferrées ? Ces actions visaient, semble-t-il, à ralentir les trains, et non à les faire dérailler. Il n’y pas d’intention meurtrière. Il importe à l’évidence de surveiller les groupes « néo-anarchistes », sans pour autant céder à une crainte excessive.
Quoiqu’il en soit, nous assistons aujourd’hui à la montée en puissance de l’extrême gauche, dans sa diversité. Cette montée s’accompagne d’un renouvellement générationnel. Elle s’explique par la crise économique, aussi bien que par l’absence momentanée d’un leadership à gauche.
On ne peut s’étonner de voir la mouvance « néo-anarchiste » profiter à son tour de cette conjoncture favorable.