Cet article a été publié dans Nouvelles Fondations n°7-8, décembre 2007.
Annus horribilis ?
Observant les décompositions et recompositions à gauche de la gauche, nombre d’observateurs expriment leur découragement. Ambitions personnelles, rivalités paroxystiques, luttes de tendances et authentiques débats d’idées s’entremêlent, en un tableau peu folichon.
Il est inutile de barguigner. Le pronostic vital est engagé. La gauche radicale se trouve confrontée à une crise grave, qui pose la question même de son existence. Il en va de son identité, de ses fondamentaux, de sa présence dans la société française.
Comment en est-on arrivé à ce point de non retour ?
Le brouillage des cartes
Trente ans plus tôt, tout parait simple. La gauche modérée s’incarne principalement dans le Parti communiste français et le Parti socialiste. Le PCF n’endosse plus le marxisme-léninisme que de manière incantatoire. Ayant abandonné la dictature du prolétariat, il se réclame plus largement d’une tradition républicaine et démocratique. A sa gauche, on voit fleurir une mosaïque de petits courants et de groupuscules.
La coupure avec le PC est nette et précise. D’un côté, un grand parti modéré, privilégiant la stratégie électorale ; de l’autre, des mouvements spécifiquement révolutionnaires. C’est le recours à la violence qui délimite la frontière. Pour les trotskistes ou les maoïstes des années soixante-dix, il n’est d’autre voie que la révolution. Le pouvoir n’est qu’au bout du fusil.
La chute du mur de Berlin et la dislocation de l’Union soviétique modifient drastiquement la donne. Les partis communistes voient leur audience décroître. Le « socialisme réel » n’a-t’il pas fait faillite ? Les organisations d’extreme gauche profitent momentanément de cette défaillance et remportent des succès substantiels.
Au même moment, les PC se voient traversés par un vent démocratique. Surgissent en leur sein de manière officielle des courants jusqu’ici clandestins ou tolérés : rénovateurs fascinés par le modèle italien, militants désireux de rallier à terme le Parti socialiste, néo-staliniens nostalgiques de l’Empire déchu, staliniens purs et durs, nationaux-communistes lorgnant vers le gaullisme, trotskistes de diverses obédiences, sympathisants de l’altermondialisme…
L’implosion modifie la cartographie. La frontière séparant la gauche modérée de l’extremisme trace désormais une plaie douloureuse au sein même du PCF. Les bordures deviennent incertaines. On évoque aujourdhui simultanément une « extrême gauche » et une « gauche de la gauche ». Ici, les mouvements qui se réclament historiquement d’une opposition de gauche au PC; là, ceux et celles qui prétendent revenir aux invariants de leurs partis respectifs.
La « gauche rouge » n’a certes pas disparu du paysage. L’extreme gauche, dans sa diversité, n’a jamais considéré l’élection comme un sas vers le pouvoir, mais plutôt comme une « tribune » permettant d’accéder à la télévision et aux deniers publics. Les organisations révolutionnaires privilégient le terrain, la lutte à la base ou dans les syndicats. Dans les années soixante, le PCF reprochait à l’extreme gauche de n’être composée que d’étudiants petits-bourgeois. La situation s’est fortement modifiée. Le gauchisme a vieilli. Il s’est aussi « prolétarisée ». Il est vrai qu’il compte aujourd’hui dans ses rangs un nombre croissant de transfuges du Parti communiste. Si la gauche révolutionnaire est donc loin d’avoir disparu, si elle dispose encore d’une marge de manoeuvre, si elle se revele capable de mobiliser des foules, elle n’en demeure pas moins en plein désarroi.
Le communisme incertain
Car la crise identitaire qui traverse le PCF n’épargne aucunement sa gauche critique.
C’est l’ensemble du mouvement communiste, qui se voit aujourd’hui remis en cause. La perspective du Grand Soir et du Matin Rouge ne va plus de soi. L’avenir est dynamité par le doute.
Le communisme fait l’objet d’une interrogation radicale. Doit-on faire table rase d’une idéologie qui a « fait faillite » ? Peut-on rénover le corpus ? Ou faut-il inventer autre chose, mais alors quoi ?
Dans ce débat crucial et délicat, l’extreme gauche a justement son mot à dire. N’a-t’elle pas tenté pendant des années de « démocratiser » le PCF, de le « rénover », de le faire évoluer, de le « déstaliniser » en gommant les réflexes détestables ? En quoi les courants « gauchistes » pourraient-ils contribuer à une refondation théorique ?
Pour le bien comprendre, il nous faut procéder à un rapide tour d’horizon des extrêmes gauches. Deux continents se dessinent d’emblée.
Le courant léniniste, dans sa diversité, endosse l’héritage de la Révolution d’Octobre 1917 et de l’Union soviétique.
Face à lui, une sensibilité non-autoritaire tient la Révolution d’Octobre pour un coup de force bourgeois.
Examinons d’abord le continent léniniste. En France, la sensibilité la plus influente à gauche du PCF est le trotskisme. Ce courant présente historiquement un double visage. Il est profondément attaché à la démocratie prolétarienne et dénonce le totalitarisme, tout en se posant comme le seul et unique héritier véritable de la Révolution russe. Il s’incarne dans une vingtaine d’organisations. Trois d’entre elles dominent cependant le petit paysage.
La plus puissante en termes d’adhérents est l’Union communiste. Il s’agit d’un groupe très ancien, puisqu’il a été fondé par David Korner, alias Barta, en 1939. L’Union communiste possède un style particulier. Ce groupe pratique l’action à la base et privilégie un enracinement sociologique dans la classe ouvrière. On est ici face à des « professionnels » de la révolution qui refusent de se gargariser de slogans, mais poursuivent inlassablement leur travail de fourmi. On a parfois accusé l’Union communiste d’être sectaire. il est vrai que ce mouvement conseille à ses adhérents de ne pas faire d’enfant pour se consacrer pleinement aux taches révolutionnaires. L’Union communiste s’est développée pendant la Deuxième Guerre Mondiale. Elle a dû faire face à deux adversaires : les nazis et les staliniens. Elle a tiré de cette période noire un goût prononcé pour la clandestinité. Ce groupe n’intervient qu’à travers son journal. Il était connu dans les années quarante comme le groupe Lutte de Classes. Plus tard, dans les années soixante, on connaissait Voix Ouvrière. Aujourd’hui encore, l’Union communiste apparaît dans l’opinion sous le nom de Lutte Ouvrière. Lors des élections municipales de 2001, Lutte Ouvrière a présenté cent vingt trois listes, soit près de six mille candidats. On peut sur cette base estimer le volant des militants à environs huit mille personnes. Rappelons qu’aux élections présidentielles de 2002, Arlette Laguiller a obtenu 5,72 % des suffrages, sans toutefois que les consultations ultérieures viennent confirmer ce score.
La Ligue communiste révolutionnaire apparaît sous un tout autre visage. Il s’agit officiellement de la section française de la Quatrième Internationale, le « parti mondial de la révolution socialiste » fondé par Trotski en 1938 dans l’espoir quelque peu vain de contrer l’Internationale communiste. Le groupe s’inscrit dans l’histoire chaotique de l’Internationale. Il provient toutefois en ligne directe de la grande scission de 1952. Que se passe-t-il en 1952 ? La guerre froide fait rage et le stalinisme domine le mouvement communiste. Dans un tel contexte, le principal dirigeant de la Quatrième Internationale , Michel Raptis alias Pablo, propose un changement de stratégie. Il est temps de dépasser le trotskisme et d’entrer dans les partis communistes pour essayer de les gauchir de l’intérieur. Les temps ont changé, plaide-t’il. Il faut adapter la doctrine aux temps nouveaux. La ligne pabliste provoque un éclatement de la Quatrième Internationale. Les ancêtres de la LCR appliquent la ligne de Pablo et rejoignent pour la plupart le PCF ou l’Union des étudiants communistes (UEC). Depuis lors, la section française de la Quatrième Internationale maintient un regard moderniste. Il ne s’agit pas tant de préserver l’idéal trotskiste que de l’adapter à un monde en perpétuelle mutation. C’est pourquoi la LCR connaît un processus de révolution culturelle permanente, qui s’est récemment traduit par la remise en cause du dogme de la dictature du prolétariat et par la prise en compte de l’héritage libertaire. A la différence de l’Union communiste, qui fonctionne selon le principe du « centralisme démocratique », la LCR autorise les tendances. On voit ainsi cohabiter des militants proches de certains groupes anglais et qui soutiennent les femmes musulmanes voilées, des libertaires qui veulent en finir avec toute référence léniniste, des bolcheviks invariants qui prônent l’alliance avec l’Union communiste. Cette hétérogénéité pose évidemment problème. Chaque membre de la LCR semble avoir son propre discours. De ce point de vue, la LCR des années 2000 rappelle un parti laboratoire , actif dans les années soixante, le Parti socialiste unifié. La LCR regroupe environs trois mille cinq cent adhérents, dont un nombre grandissant de jeunes, attirés par la personnalité de son porte-parole Olivier Besancenot.
La troisième organisation française est sans doute la moins connue. Mais elle n’est pas la moins influente. Le Parti des travailleurs provient directement de la scission de 1952. Lorsque Pablo développe ses théories modernistes , Marcel Bleibtreu, Pierre Boussel alias Lambert et quelques autres se dressent contre ce qu’ils perçoivent comme une stratégie suicidaire. Il importe selon eux de préserver l’identité trotskiste. Le lambertisme, qui prend véritablement son envol en 1955 après l’éviction de Bleibtreu et tire son nom du pseudonyme de son leader Lambert, consiste en un cocktail d’orthodoxie et de pragmatisme. Il s’incarne successivement dans plusieurs organisations, dont la plus célèbre est l’Organisation communiste internationaliste (OCI). Tout en s’arc-boutant sur la défense du programme trotskiste, ce courant va s’investir au fil des années dans un entrisme discret, qui lui permettra au bout du compte de constituer une sorte de réseau de pouvoir. Le lambertisme est présent dans Force Ouvrière, dans une partie de la franc-maçonnerie et dans certains partis politiques. Mais quel est son objectif ? En 1981, dans un discours public, Pierre Lambert martèle sa vérité : « Nous devons peser(((Discours de Pierre Lambert, le 3 avril 1981 au Palais des sports de Pantin.))) ». Traduction : un simple groupe trotskiste ne peut espérer influencer à lui tout seul la gauche au pouvoir. On doit mettre en œuvre une stratégie plus globale. C’est l’intérêt de l’entrisme, qui permet de prendre le contrôle d’organisations de masse. En 1991, Lambert impulse le Parti des travailleurs. Il s’agit encore de dépasser le trotskisme dans un parti large, épaulé par les syndicats. A l’évidence, le projet lambertiste rejoint d’une certaine façon la stratégie de la LCR, même si les styles politiques sont radicalement différents. Il s’agit dans les deux cas d’aller au delà d’une simple organisation trotskiste. La grande différence entre la LCR et le PT, c’est que la LCR envisage un regroupement conduisant à une recomposition et à l’émergence progressive d’un parti des travailleurs, alors que le groupe de Pierre Lambert se considère de manière autoproclamée comme ce parti des travailleurs, réunissant sous sa houlette toutes les sensibilités de la gauche.
Quoiqu’il en soit, il apparaît que le courant trotskiste est en attente d’un renouveau et qu’il s’y prépare activement. L’extrême gauche léniniste ne s’arrête certes pas au trotskisme. Il nous faut évoquer les courants néostaliniens, dont l’héritage est complexe. Joseph Staline meurt en 1953. Dans les années qui suivent, la publication du Rapport Khrouchtchev et la déstalinisation provoquent l’émergence de noyaux clandestins dans les partis communistes. La plupart des nostalgiques de Staline se reconnaissent avant tout dans la nécessité d’un Etat fort et centralisé, garant de la dictature du prolétariat, méfiant à l’égard de la démocratie. Les staliniens estiment qu’il faut passer par l’étape du socialisme dans un seul pays. Ils se donnent enfin pour objectif de régénerer le mouvement communiste international en luttant contre « le révisionnisme » soviétique. Dès le début des années soixante, la plupart des staliniens épousent la cause de Pékin et rallient le maoïsme naissant. Lorsque la Chine rompt officiellement avec l’Union Soviétique en 1963, elle accuse les Russes d’être devenus des « révisionnistes » et d’avoir renié Staline. La scission maoïste est un mélange de tiers-mondisme et de stalinisme. Pendant quinze ans, on verra les staliniens cohabiter avec les tiers-mondistes dans les groupes soutenant Pékin. La mort de Mao en 1976 bouleverse la donne.
L’évolution rapide de la Chine vers un certain néo-capitalisme et l’écroulement de l’Union soviétique modifient le paysage. Aujourd’hui, les ex-prochinois devenus néo-staliniens militent au sein des partis communistes. En France, on les trouve dans les noyaux qui défendent l’orthodoxie: les communistes du Pas de Calais, le Pôle de renaissance communiste en France (PRCF), ou l’Union des révolutionnaires communistes de France (URCF).
D’autres staliniens proviennent de l’ex-courant pro-albanais. Pendant la période maoïste, la Chine reçoit l’appui d’une minuscule dictature nichée entre la Yougoslavie et la Grèce : l’Albanie, d’Enver Hodja. Peu après la mort de Mao, l’Albanie rompt avec la Chine devenue « révisionniste ». Dès lors, des partis pro-albanais s’organisent. En France, un petit Parti communiste des ouvriers de France (PCOF) défend les couleurs du marxisme léninisme stalinien depuis 1979. En 1992, l’Albanie passe à l’économie de marché. L’Internationale pro-albanaise continue cependant à brandir l’étendard de la lutte antirévisionniste. Avec un certain succès. En Tunisie, la principale force d’opposition laïque au président Ben Ali est le Parti communiste des ouvriers de Tunisie (PCOT), de Saïd Hammadi. En Equateur, le Parti communiste marxiste léniniste(PCMLE) a mis sur pied une large coalition électorale, le Mouvement populaire démocratique, qui a vu l’un de ses dirigeants, Edgar Isch, devenir ministre de l’environnement. Il ne faut pas oublier le Parti communiste de Colombie qui, avec son Armée de libération populaire, concurrence les Forces armées révolutionnaires colombiennes (FARC).
À côté des pro-albanais, il existe des maoïstes qui continuent à se réclamer du Petit Livre Rouge. En France, le courant proprement maoïste est devenu groupusculaire et s’incarne principalement dans l’Organisation communiste marxiste léniniste Voie Prolétarienne et dans le Parti communiste de France (maoïste). Le mouvement maoïste est pourtant loin d’avoir disparu. Il est notamment coordonné au niveau mondial par le Mouvement révolutionnaire internationaliste. Certaines organisations se distinguent par leur recours à la lutte armée. C’est le cas du Parti communiste du Pérou (sentier Lumineux). La Guerre populaire prolongée au Pérou a fait vingt-quatre mille morts. C’est le cas aussi du Parti communiste du Népal (maoïste) , qui a signé un armistice avec le pouvoir en 2006. C’est le cas encore du Parti communiste d’Inde (marxiste léniniste) et de la guérilla « naxalite ».
Le second continent, dont l’originalité est d’avoir toujours considéré la révolution d’Octobre comme une révolution bourgeoise, se divise en deux sensibilités, l’une anarchiste, l’autre « ultra-gauche ». On a tendance à mépriser les non-léninistes et on les a considérés pendant des années comme une force négligeable, en raison de la faiblesse des effectifs. Chacun mesure pourtant aujourd’hui leur impact théorique et culturel. Si l’extrême gauche réussit à se renouveler, elle y parvient en piochant dans le vivier non léniniste.
En termes d’effectifs, le courant anarchiste est modeste, bien qu’il ait su profiter du rajeunissement global de l’extrême gauche. La Confédération Nationale du Travail, dite des Vignoles par allusion à la rue du XXe arrondissement où se situe ce syndicat, rassemble aujourd’hui trois mille adhérents, ce qui, pour un mouvement anarchiste, est évidemment très signifiant. Parmi les autres organisations, il faut citer la Fédération Anarchiste. Forte d’environs huit cent membres, la FA prétend effectuer une synthèse entre les diverses sensibilités qui composent l’anarchisme. On y trouve en conséquence des anarcho-syndicalistes, des communistes libertaires, des proudhoniens, et quelques individualistes. La Fédération anarchiste, c’est la vieille maison. Elle occupe une place centrale et stocke la mémoire d’un courant riche et varié. Il existe plusieurs petites organisations : l’Organisation communiste libertaire, Alternative libertaire, l’Offensive sociale et libertaire, ou la Confédération des groupes anarchistes. L’anarchisme est véritablement à la source théorique des modes d’organisation altermondialistes. Ce courant a lourdement influencé la LCR, au point de la pousser à abandonner la dictature du prolétariat.
« L’ultra gauche », qui ne doit pas être confondue avec l’extrême gauche, représente un archipel à part. L’étiquette dissimule un agrégat de courants divers. Leur point commun : il s’agit de petits groupes de théoriciens venus du marxisme, qui se sont appliqués à repenser la doctrine et à relire les textes fondateurs. Cette relecture critique a progressivement abouti à une mise en cause globale. Partant d’une critique du bolchevisme russe, les « ultra gauche » en viennent à remettre en question le léninisme en s’appuyant sur Marx. C’est le cas, par exemple, d’Anton Pannekoek, Otto Rühle, ou Herman Gorter. Certains poussent ensuite la critique jusqu’à un dépassement du marxisme, à l’exemple de Cornelius Castoriadis. On voit enfin des penseurs issus de ce courant remettre en question la politique elle même. C’est le labeur entrepris par Guy Debord, Raoul Vaneigem et l’Internationale situationniste.
La question de l’héritage
Par delà les diverses tendances, l’extreme gauche est traversée par un clivage entre invariants et modernistes. D’un côté, ceux qui s’arc-boutent sur l’intangibilité d’un corpus, marxiste, léniniste ou anarchiste. De l’autre, ceux qui tentent de faire évoluer la doctrine en l’adaptant à l’époque. Quelle suite va-t’on donner au communisme ?
Le phénomène altermondialiste apparaît ici tout à fait central. L’altermondialisme? Ce n’est pas une idéologie comparable au trotskisme ou au maoïsme. Il s’agit d’un athanor, d’un laboratoire expérimental dans lequel la gauche de la gauche aussi bien que l’extrême gauche renouvellent leur corpus doctrinal, ou tentent de le faire.
Le mouvement naît progressivement à la fin des années quatre vingt, de la convergence de trois forces politiques : les trotskistes modernistes de la Quatrième Internationale, les rénovateurs des partis communistes, et des militants associatifs, déjà actifs dans les mouvements sociaux. ces militants proviennent pour la plupart de l’extrême gauche mais l’ont quitté pour se consacrer exclusivement à telle ou telle lutte parcellaire.
L’originalité première de l’altermondialisme tient dans le fait qu’il s’agit d’un phénomène international. C’est pourquoi le mouvement démarre véritablement en 1988 lorsque est organisé à Berlin Ouest un « contre sommet » pour répondre à une réunion du FMI. A la mondialisation accrue du capital, on répond finalement par une mondialisation accrue des luttes. Mais on ne se contente pas de répondre, on propose. Quelles sont donc ces idées nouvelles, qui ont jailli dans les contre-sommets ?
– La première idée force, c’est qu’il faut désormais privilégier la lutte globale contre le libéralisme. Qu’est-ce que le libéralisme, sinon le capitalisme sauvage, sans aucune régulation? Les altermondialistes prennent acte de la mondialisation. A quoi bon réguler sur un plan national, quand les sociétés multinationales peuvent jongler avec les différentes législations ? Les altermondialistes proposent de réagir en taxant les mouvements de capitaux et en reversant le produit de cette taxe aux pays émergeants.
– Ils proposent également d’introduire la morale dans les rapports marchands, en privilégiant un commerce équitable. Comment aider les peuples du sud ? En empêchant les entreprises du nord de faire trop de bénéfices sur leur dos.
– Ils veulent sauver la planète d’une destruction climatique programmée. Il s’agit de préserver l’environnement. Ce sont les grandes entreprises qui polluent le plus. Cette attitude détermine un soupçon. On ne peut faire confiance aux chercheurs liés aux sociétés multinationales. C’est pourquoi José Bové et le mouvement Via Campesina luttent contre la mise en culture des Organismes génétiquement modifiés (OGM).
Il est un autre domaine, où l’altermondialisme pose d’intéressantes questions. C’est celui de l’organisation. Le courant fonctionne en réseaux, de manière horizontale. Il s’agit d’opérer dans les forums ce que Noam Chomsky appelle une « démocratisation progressive de tous les domaines de la vie ».
La quête de la démocratie directe, qui passe par le réseau, implique de s’interroger sur l’articulation de l’individuel et du collectif. Pendant des années, le « socialisme réel » a nié l’individu. Le Goulag témoigne de cette négation massive de la différence. La démocratie du réseau réintroduit l’individu et questionne sa place dans le collectif. On ne peut ici que songer aux situationnistes.
L’Internationale situationniste , qui se compose notamment de Guy Debord, Raoul Vaneigem, Asger Jorn, Michèle Bernstein, Alexander Trocchi ou Jacqueline de Jong, plonge ses racines dans l’histoire des avant-gardes artistiques. Il s’agit au départ de dépasser l’œuvre d’art dans la vie quotidienne. « La vie, c’est le huitième art », disent les lettristes. C’est le sens même du terme « situationniste » : un situationniste veut créer des « situations ». Qu’est-ce qu’une « situation » ? Un moment de vie réellement vécu. Guy Debord s’aperçoit cependant que la société bride et freine l’épanouissement individuel. Il se livre alors à une étude des rouages de cette société, qu’il identifie comme spectaculaire. Nous sommes les acteurs d’une pièce que nous n’avons pas écrite. Critiquer la vie quotidienne et la révolutionner implique en quelque sorte de revenir à soi même, en se débarrassant du carcan imposé par l’idéologie. Guy Debord et ses amis veulent réconcilier l’individu et le collectif. Bien loin de s’enfermer dans les rivalités groupusculaires, ils proposent de tout relire et de tout revisiter, sans préjugé : « La première pensée à redécouvrir est évidemment celle de Marx. Mais il faut reconsidérer aussi bien les positions anarchistes dans la Ière Internationale , le blanquisme, le luxembourgisme , le mouvement des Conseils en Allemagne et en Espagne, Cronstadt ou les makhnovistes, sans négliger l’influence pratique des Socialistes Utopiques(((« Les mauvais jours finiront », Internationale situationniste n°7, avril 1962.)))« . L’auteur aurait pu citer Max Stirner, car il s’agit bien in fine de réconcilier l’idéal collectif et la liberté individuelle.
La question brûlante n’est plus tant celle de l’avenir du communisme que de sa postérité. Quel héritage va-t’on donner à une théorie qui, dans tous les sens de l’expression, a fait son temps ?
La perspective révolutionnaire se transformera-t’elle en un réformisme radical , ou bien le collectif et l’individuel parviendront-ils enfin à s’articuler dans un projet politique cohérent ? La question demeure ouverte.
Le grand mérite des situationnistes et de leurs héritiers d’un côté, des penseurs de l’altermondialisme de l’autre, c’est de poser la question.
Mais veut-on réellement les entendre ?