Préface à la réédition des Maoïstes, éditions Points-Le Seuil, mars 2008.
Il me revient en mémoire une troublante anecdote.
Peu après la sortie des Maoïstes à l’automne 1996, je fus invité à un débat public sur France Culture. Je pris notamment place aux côtés de Jean-Pierre Le Dantec, un ancien militant de la Gauche prolétarienne qui jette sur sa jeunesse un regard caustique et lucide . Peu avant la prise d’antenne, une belle femme à la crinière noire vint saluer chaleureusement mon voisin de table. Ils avaient manifestement partagé de forts émois militants et semblaient soudés par un passé aussi intense que mystérieux. Avec un large sourire, Jean-Pierre Le Dantec me présenta. Mais la femme refusa de saisir la main tendue.
Cette froide réserve me surprit. Quel crime avais-je commis pour mériter un sort aussi funeste ? Mon livre était-il épouvantable, ou suffisait-il d’écrire sur les maoïstes pour se voir illico brocarder, mépriser, dénoncer par une soixante-huitarde interdisant toute forme de réflexion sur un instant de grâce qu’elle aurait vécu de façon religieuse ?
Plus tard au cœur du débat, lorsqu’on parvint aux questions et commentaires de l’auditoire, elle m’apostropha sans aménité : « On ne peut écrire sur les maoïstes si l’on n’a pas soi même été maoïste. » La sentence ressemblait à un adage. Je lui répondis simplement qu’en ce cas, on ne pouvait écrire sur Napoléon si l’on n’avait pas milité au Parti bonapartiste, qu’il était impossible de raconter l’Empire Romain, sauf à professer une trouble fascination pour Jules César… Et qu’allions-nous faire des ouvrages historiques sur le Troisième Reich ?
Pour stupide qu’elle fût, la réflexion de l’ex-maoïste ne manquait pas de donner à réfléchir. À l’évidence, la militante déchue me prenait au mieux pour un intrus, au pire pour un adversaire politique.
Je me place en réalité sur un autre sol. J’aimerais ainsi profiter de la réédition des Maoïstes pour lever un certain nombre d’hypothèques.
Le livre dont il est question occupe certainement dans l’historiographie de Mai 1968 une place inédite. Hasard ou prédestination ? Il s’agit du premier ouvrage consacré à cette période qui n’a pas été écrit par un ancien barricadier. La totalité des travaux « sérieux » consacrés à Mai 68 et à l’extrême gauche était jusqu’alors le fait d’anciens trotskistes, maoïstes ou libertaires. Concernant le maoïsme français, je ne pouvais me référer qu’à Patrick Kessel, Rémi Hess, Michèle Manceaux ou Alain Geismar…
La parution des Maoïstes en 1996 constitue ainsi une rupture.
Il était logique que ma démarche scandaleuse éveillât le soupçon.
Plusieurs signes m’avaient d’ailleurs averti de l’imminence d’un péril. Au fil de mon enquête, lorsque je rencontrais les différents acteurs de l’époque révolue, on instruisait souvent mon procès : étais-je un échotier digne de Voici ou un agent du camp adverse, celui du capital et de l’extrême droite ? Etais-je guidé par un trouble appât du gain, ou par la volonté réactionnaire de liquider avant tout le monde la « pensée 68 » ?
Tout ceci relève d’un confusionnisme légitime. Je ne fus certes pas un soixante-huitard et n’eus pas l’honneur de militer dans un groupe maoïste. Mais il s’agit plus d’une question d’âge que d’une prise de position politique. Quel camp aurais-je pu choisir en Mai 1968, alors que je venais à peine de franchir le cap des dix ans ?
J’insiste sur ces détails dérisoires et biographiques pour une raison simple. Mon travail s’apparente sans doute à une entreprise de démystification. Mais il serait fallacieux de le percevoir comme une critique de Mai.
Le mouvement des barricades n’a pas accouché d’une révolution sociale. Il a contribué à un vaste mouvement de réformes des sociétés démocratiques. Il s’inscrit dans un processus de modernisation. Cette période se caractérise par un vent de libération sexuelle, une ouverture à la modernité, le réveil de la question des femmes, et l’apparition du mouvement homosexuel. On peut y voir aussi les derniers soubresauts de la révolution.
En Mai, les idéaux révolutionnaires se confrontent au réel et le rêve collectif du Grand Soir se fragmente en groupuscules. Mais que reste-t’il de leurs amours ? Les générations ultérieures, dont je fais partie, n’héritent pas tant d’un message révolutionnaire que de l’échec d’une révolution.
Mai 68 s’est posé comme un événement indépassable, comme une fin de l’histoire. C’est pourtant la révolution elle même qui a pris fin sur les barricades de la rue Gay Lussac.
Tout ceci pose la question de ma posture, ou de mon imposture. Qui suis-je, pour oser rédiger un livre sur les maoïstes ? Où est ma légitimité ? Je me place en réalité par défaut dans le champ de ce que l’on nomme si mal « la postmodernité ». J’entends par ce vocable la prise en compte d’une réalité multiple.
J’ai grandi parmi les débris du Grand Soir. Ce que j’observe, c’est la pluralité des étincelles. Je cherche depuis toujours à retranscrire la diversité d’un monde voué à l’éclatement. Un auteur « maudit », Alain de Benoist, décrit ce foisonnement horizontal comme une résurgence du « paganisme ». Un sociologue « respectable », Michel Maffesoli, évoque plutôt « le temps des tribus ».
Il s’agit en toute occurrence de franchir le cap qui sépare le singulier du pluriel. Hier, la Révolution avec un grand R. Aujourd’hui, le foisonnement des révolutions minuscules. J’ai consacré plusieurs ouvrages à l’observation et au décryptage des courants politiques et artistiques, des minoritaires de tous poils. Je n’ai agi ni en voyeur, ni en adversaire, ni a fortiori en défenseur. Il s’agissait d’observer la diversité, d’en rendre compte en la débarrassant des fascinations qui brouillent le regard .
On peut éventuellement tenir Les Maoïstes pour un réquisitoire. J’y décris la face noire d’un courant marqué par le stalinisme et fasciné par les régimes totalitaires. Il y a les cassages de gueule, la violence quotidienne, la tentation terroriste, le passage à l’acte, les accointances troubles, la récupération, les manœuvres des Chinois, la présence de l’extrême droite… Tout ceci compose un tableau digne de Jérôme Bosch ou d’Edouard Munch.
Mais doit-on s’en tenir là ? Comment passer à côté de la dimension culturelle de ce qui s’apparente à un phénomène de société ? Est-ce un hasard, si des mouvements aussi importants que le féminisme ou la cause homosexuelle ont éclôt en France au sein d’une organisation prochinoise nommée Vive la révolution ?
Mieux encore : le maoïsme, en se dissolvant au cours des années soixante-dix, présente le fascinant visage d’un courant politique optant volontairement pour l’émiettement. Le maoïsme passe sans transition du rêve révolutionnaire à la mise en pratique des révolutions minuscules . Il annonce le chaudron altermondialiste. Il prend place dans le « temps des tribus ».
Le maoïsme présente un double visage . Ombre et lumières mêlées. Il en va de même de la plupart des extrémismes, politiques, artistiques, sexuels ou religieux. Tout ceci mène au fond à une question essentielle.
À quoi bon ?
À quoi bon consacrer tant de livres à des minoritaires fanatiques, des groupuscules sans influence apparente, des « ultras » vautrés dans l’erreur ?
Tout se tient dans l’emboitement du politique et du culturel. Combien d’idées-forces naissent dans les marges pour irriguer ensuite l’ensemble de l’épistémé, quitte à se diluer ?
Partant de l’observation des avant-gardes, on est forcément conduit à dépecer le coeur même de la société. L’éclatement du projet révolutionnaire, au profit d’un incroyable foisonnement groupusculaire ne peut que susciter l’étonnement.
Que signifie ce pluriel mouvant, ce constant renouvellement de courants, de tendances, d’idées, de cercles, d’inventions ?
Les révolutions minuscules constituent à l’évidence un laboratoire des idées nouvelles. Pour qui ? Pour quoi ?
Que faire ?