Entretien accordé à Marianne le 10 janvier 2019.
Est-il possible, après huit semaines de mobilisation de situer politiquement les gilets jaunes ?
Les gilets jaunes, ou la plupart d’entre eux, évoluent clairement à ce stade dans une orbite idéologique de droite. Pour résumer, on observe deux sortes de mouvements sociaux. Les mouvements sociaux dits de gauche naissent dans les entreprises et portent en général sur les conditions de travail ou les salaires. Les mouvements sociaux dits de droite naissent en dehors de l’entreprise, ils sont motivés par les taxes ou les impôts. Ils sont antifiscaux. Ils sont le fait d’auto-entrepreneurs, d’agriculteurs, de petits commerçants… Les revendications initiales des gilets jaunes les classent donc plutôt à droite. Le mouvement s’est ensuite généralisé, puis est devenu le réceptacle de toutes les colères et des rancœurs françaises, au cri de « Macron démission ». Mais vous observerons qu’en général, le patronat n’est pas la cible des protestataires, qui s’en prennent plutôt à l’Europe ou à Macron.
Aujourd’hui, j’y vois plus un mouvement de destruction qu’un mouvement de création, et cela se voit dans sa volonté de réduire au silence les modérés qui sont considérés comme des traitres. C’est le cas de Jaclyne Mouraud qui est désormais taxée d’être un agent de Macron. Ou encore de Ingrid Levavasseur, la gilet jaune qui devait devenir chroniqueuse sur BFMTV et qui en a été empêchée.
On s’est beaucoup interrogés sur le profil de leaders comme Eric Drouet qui se disent apolitiques. Quelles références prédominent dans son discours ?
Chez Eric Drouet, on repère une connotation indéniablement souverainiste qui n’est pas sans rappeler le discours de François Asselineau et de son parti, l’UPR, avec deux références souverainistes, la remise en cause de l’Europe ainsi que la dénonciation du pouvoir occulte des banquiers. Drouet fait aussi référence au Ric, référendum d’initiative populaire, proposition que l’on retrouve de part et d’autre de l’échiquier politique. Chez Marine Le Pen et avant elle chez Jean-Marie Le Pen ainsi que chez Jean-Luc Mélenchon. Mais Eric Drouet n’est qu’un visage du mouvement et ces personnalités changent car le mouvement est en train de se métamorphoser.
En quoi se transforme-t-il selon vous ?
Il y a toujours plusieurs phases dans les mouvements sociaux. L’euphorie plus ou moins spontanée des débuts, puis une deuxième phase de compétition émanant de plusieurs partis politiques, avec des tentatives de récupération.
Ce qui ajoute à la complexité est que ce mouvement est en train de se ventiler sous la forme de plusieurs mouvements, des coordinations se créant un peu partout en France.
L’autre particularité de ce mouvement est justement qu’il n’est pas encore structuré et qu’il est impossible d’en définir les contours. De quel droit par exemple peut-on dire que les casseurs ne sont pas des gilets jaunes puisqu’ils en portent un ?
Quelle typologie pouvez-vous dresser des forces politiques à l’œuvre au sein de ce mouvement ?
À droite, je remarque que Marine Le Pen fait profil bas. Mais les lepénistes sont largement à l’œuvre et soutiennent tous les gilets jaunes. Il y a aussi dans leurs rangs toute une galaxie de groupes d’extrême-droite comme le Parti nationaliste français d’Yvan Benedetti, l’ancien patron de l’œuvre française, les Identitaires ou encore l’Action française. On trouve également des militants d’ultra-droite, pour la plupart des déçus du FN qui sont les plus violents de tous. A gauche, on repère des militants de la France insoumise ainsi que de nombreux groupes trotskistes très divisés. Sans oublier les « casseurs » issus de l’anarchisme et de l’ultragauche. L’Union populaire républicaine de François Asselineau ainsi que les militants de Debout La France de Nicolas Dupont-Aignan forment toutefois le noyau idéologique des Gilets jaunes, qui demeurent irrigués par le souverainisme.
Et des groupes aussi différents parviennent à coexister le temps d’une manifestation…
Oui, cela a été très net samedi dernier, lors de l’acte VIII des gilets jaunes, le groupe qui a réussi à s’introduire dans le ministère des relations avec le parlement semblait animé par des militants de l’ultra-droite, j’en veux pour preuve les slogans proférés à l’extérieur. Sur les vidéos, on entend distinctement « voleurs ». Le slogan « A bas les voleurs » renvoie à la manifestation des ligues d’extrême-droite du 6 février 1934. Il est régulièrement utilisé dans les manifestations des gilets jaunes. La Révolution russe d’octobre 17 n’a-t-elle pas commencé par la prise du palais d’Hiver de Saint-Pétersbourg ? Ils savent donc qu’on fait la révolution en s’emparant des bâtiments d’Etat. Près de ce ministère, il n’y a pas eu de slogans taggués sur les murs, ce qui est la marque de l’extrême-gauche. L’ultragauche était plutôt sur le boulevard Saint-Germain, où résonnait le slogan « tout le monde déteste la police » qui est bien un marqueur de l’extrême-gauche.
Comment expliquez-vous que malgré la présence repérée de ces groupes extrémistes, le soutien au mouvement reste important dans l’opinion ?
Les arguments des Gilets jaunes sont simples et frappants : on a faim, on se trouve à découvert le 10 du mois, on n’a pas le droit au loisir, on n’a pas le droit aux vacances… Par ailleurs, il y a deux types de gilets jaunes : ceux qui déferlent dans les rues et commettent parfois des violences ; et les gilets jaunes des ronds-points dont le folklore rappelle celui du Front populaire. Ce sont ceux des ronds-points qui recueillent le soutien de l’opinion.
Que dit de ce mouvement la légitimation de la violence, marquée notamment par la conséquente cagnotte réunie pour le boxeur Christophe Dettinger ?
Le mouvement des gilets jaunes est initialement un mouvement transgressif basé sur la violence. Il repose sur l’idée que des gens honnêtes, ayant toujours payé leurs impôts, n’en peuvent plus et entrent en dissidence. Ces citoyens exaspérés n’ont pas hésité à entrer dans l’illégalité en ouvrant des péages, en incendiant des radars, et pourquoi pas en s’en prenant aux policiers. Ils ont de plus découvert que la violence paie. Tant que les gilets jaunes se contentaient d’occuper des ronds-points, personne ne s’intéressait à eux. Dès le départ, le mouvement est donc violent, ainsi qu’en témoignent les nombreux morts. Mais seuls les extrémistes, de droite comme de gauche, ont perçu dès le démarrage cette dimension subversive.
Que signifie la stratégie de Jean-Luc Mélenchon, qui ne condamne pas la violence des manifestations ?
La stratégie de Jean-Luc Mélenchon n’est pas nouvelle : elle consiste à se placer sur le terrain du populisme pour contrer le Rassemblement national. Mais au-delà de Mélenchon, n’oubliez pas que dans la mythologie de l’extrême-gauche, on trouve l’idée de l’auto-organisation du prolétariat. C’est pourquoi la totalité des mouvements d’extrême-gauche participent à ces manifestations. Ils y voient une révolte prolétarienne spontanée.
Certains comparent cette période à 2005 quand l’extrême droite mais aussi toute une partie de la gauche s’opposaient au TCE, d’autres affirment que nous assistons aux prémices d’un mouvement 5 étoiles à la française et que les gilets jaunes vont servir de passerelle pour un rassemblement rouge-brun. Qu’en dites-vous ?
Je ne crois pas qu’on aille vers une convergence rouge-brune. Le 1er décembre, lors de l’acte III des Gilets jaunes, quand l’Arc de Triomphe a été saccagé, des militants d’extrême gauche et d’extrême droite se sont battus près des Champs Élysées.
Quant à Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon, ils conservent une différence essentielle : le cœur de cible de Marine Le Pen est toujours la lutte contre l’immigration. Dans le monde 2.0, le monde du clic où s’expriment les Gilets jaunes, il n’y a pas forcément de convergence rouge-brune, il y a plutôt une coexistence. Ainsi qu’on le voit dans les déploiements de gilets jaunes. On se côtoie, on s’ignore et chacun clame ses propres slogans : à gauche « tout le monde déteste la police », à droite « la police avec nous ».
Ce mouvement peut-il trouver un débouché aux Européennes, par le biais d’une liste gilets jaunes ?
Pour le moment, on est partis pour un émiettement de listes estampillées gilets jaunes. On a la liste Florian Philippot, la liste parrainée par Alexandre Jardin, celle poussée par Francis Lalanne. Les gilets jaunes peuvent être aussi présents à la présidentielle de 2022 sous la forme d’un mouvement 5 étoiles à la Française, si tant est qu’ils parviennent à s’organiser. Pour l’instant, on voit surgir différentes coordinations locales ou régionales. Si elles parviennent à se fédérer, on verra naître un mouvement populiste qui entrera en concurrence avec le Rassemblement national. Mais nous n’en sommes pas encore là.