Étudier les courants extrémistes n’aurait sans doute guère d’intérêt s’il s’agissait uniquement d’observer le destin minoritaire de petits groupes plus ou moins isolés. Pourtant, les extrémistes pèsent sur la société, bien plus qu’il n’y paraît au premier regard. Tel est l’enjeu de cette rencontre.
Des idées, des thèmes incubés dans les marges politiques se répandent-ils dans le corps social en se diluant et contribuent-ils à une forme d’extremisation de la société ?
Encore faut-il savoir de quoi l’on parle.
« Extrémiste »… Est-ce un mot-valise ? C’est bien souvent une injure. L’extrémiste est aujourd’hui, avec le radicalisé, l’incarnation du mal absolu, l’ennemi du bon sens, l’adversaire de la modération et du compromis sur lequel repose le consensus. L’extrémiste, c’est le grand Satan.
Qui retrouve-ton derrière l’étiquette ? Les islamistes ? Ou bien leurs adversaires nationalistes, hostiles à une présence musulmane ? L’islamisme et son corollaire, l’anti-islamisme, doivent-ils être désignés comme des “ extrémismes ”, au même titre que le trotskisme, l’anarchisme, le fascisme, ou le nationalisme ?
Qui est extrémiste ? Qui ne l’est pas ? On déniche sur le web une intéressante “ encyclopédie ”, sous le titre parlant de L’Extrémisme sur le Net. Le site se révèle riche, foisonnant, bien nourri. Il définit l’extrémisme par l’exemple. Qui sont donc à ses yeux les ennemis du genre humain ? Les partisans de la suprématie blanche, les adversaires de l’avortement, les “ révisionnistes ” niant le génocide nazi, le lobby anti-homosexuel, et l’islamisme.
Que penser d’une telle juxtaposition ? Doit-on n’y voir qu’un inventaire à la Prévert ? Les animateurs du site désignent comme seuls extrémistes reconnus les militants d’extrême droite et les islamistes.
Dans le livre Extrême France, Fiammetta Venner étudie avec précision “ les mouvements frontistes, nationaux-radicaux, royalistes, catholiques traditionalistes et provie ”. L’extrême gauche dans sa diversité, se voit encore exclue de ce qu’elle nomme “ l’extrême France ”. Doit-on considérer que les casseurs issus de l’ultragauche ou les terroristes des Brigades rouges ne sont pas des extrémistes ?
Le terme ne relève-t-il in fine que de la pure subjectivité ? Mieux encore : y-a-t-il en chaque individu une part extrémiste ? Serions-nous tous menacés par une part extrémiste, comparable à un démon qui nous guiderait vers l’abime ?
Il devient nécessaire à ce stade de poser un cadre. Qu’entendons-nous par extrémisme ?
Dans Le XXe Siècle idéologique et politique, Michel Winock affirme que la démarche de l’extrémiste –de gauche comme de droite- obéit à un schéma immuable :
Il rejette la situation présente, jugée catastrophique.
Ce constat de faillite trouve son explication dans un “ agent privilégié de malédiction ” : les riches, le capitalisme, les Juifs, les immigrés, les francs-maçons…
La solution passe par “ l’appel à un sauveur, individuel ou collectif ”.
“ Le sauveur réalisera l’instauration d’un ordre nouveau ”.
L’extrémisme est une quête de la pureté. Cette pureté finale, qui constitue le but ultime, aboutit idéalement à la résolution de tous les conflits : union derrière un Grand Leader, communauté épurée dans laquelle chacun trouve sa place, ou communion généralisée dans la société sans classes.
La recherche de la pureté jure avec les compromis de la modération. La pureté de l’idéal contre les souillures du réel.
L’extrémiste va au bout d’une démarche. Il ne s’arrête pas en chemin. “ Toujours plus loin, plus haut, plus fort ”, telle est sa devise.
Le militant d’extrême gauche va aux confins de la gauche. Il en pense les concepts de façon radicale et en tire toutes les conséquences géométriques.
Le militant d’extrême droite relit de fond en comble les textes fondateurs de la droite. Il pousse lui aussi les raisonnements jusqu’à leurs ultimes conséquences.
L’extrémisme, c’est une idée politique, poussée jusque dans ses retranchements. Dans L’Age des extrêmes, Eric Hobsbawm décrit l’extrémisme comme une forme de paroxysme.
Ouvrons le Dictionnaire Robert. L’extrémiste est selon lui le “ partisan d’une doctrine poussée jusqu’à ses limites, ses conséquences extrêmes ”.
Selon cette définition, il existe bel et bien une pensée extrémiste.
On pourrait ainsi en venir à une définition minimum, permettant d’établir un cadre de recherche :
Partisan d’une doctrine politique poussée jusqu’à ses extrémités, l’extrémiste appelle à un changement radical de société. Ce changement ne peut s’effectuer que par la violence.
Une telle définition ne peut évidemment concerner que de petits courants révolutionnaires, hostiles à la démocratie parlementaire et à l’élection : L’extrême-gauche, qui prône la révolution prolétarienne permettant d’accéder au communisme, et l’extrême droite, qui défend le coup de force, permettant d’accéder à un ordre nouveau nationaliste.
Le paradoxe, c’est que les courants extrémistes s’apparentent à des incubateurs, dans lesquels germent des thématiques qui, par la suite, se répandent dans la société.
La dissémination de thèmes en gestation dans les groupes extrémistes s’effectue, entre autres, de nos jours par le biais d’un phénomène politique que l’on peine à circonscrire : le populisme.
Voici encore un terme commode et ambigu que l’on utilise à tort et à travers. Ne voit-on pas Marine Le Pen, Jean-Luc Mélenchon et Emmanuel Macron se réclamer, dans leurs prises de parole, du populisme ?
Qu’est-ce donc que le populisme ? Il ne s’agit en aucune façon d’une idéologie. On ne peut comparer le populisme ni au libéralisme, ni au gaullisme, ni au communisme, ni au fascisme. Il s’agit plutôt d’un style politique. Ce style peut se résumer par trois caractéristiques de base :
Il n’y a pas de populisme sans rejet des élites ni appel constant au peuple, devenu référence ultime. « Tout le pouvoir au peuple », dit Marine Le Pen. « Le peuple, c’est moi », clame Jean-Luc Mélenchon.
Il n’y a pas de populisme sans slogans démagogiques ni raccourcis. Le Rassemblement national préconise de réduire le chômage en expulsant les étrangers, ou un grand nombre d’entre eux. La France insoumise veut réduire le chômage en interdisant les licenciements.
Il n’y a pas de populisme sans un leader charismatique.
Sur ce triple socle, on voit se greffer des courants très dissemblables. On dira par exemple que Donald Trump incarne une forme de populisme de droite, tandis que le président du Venezuela Nicolas Maduro représente plutôt un populisme de gauche. Quoiqu’il en soit, la recette est visiblement gagnante. On voit aujourd’hui partout dans le monde surgir des « post-démocraties » populistes ; aux USA, en Pologne, en Italie, en Autriche, en Hongrie, au Brésil. Mais comment les définir précisément ? Il s’agit en réalité de souverainismes libéraux anti-immigration.
Dans la mesure où ces régimes prônent le repli dans les frontières et le départ des étrangers, ils disséminent visiblement des thématiques incubées à l’extrême droite : xénophobie, repli national, fermeture des frontières. Par le biais du populisme, l’extrême-droite minoritaire parvient donc à disséminer ses idées et à empoisonner la démocratie.
On assiste par ailleurs depuis le début des années 2000 à l’apparition de sigles nouveaux, qu’on peine à classifier : Vaches à Lait, autruches, bonnets rouges, gilets jaunes…
L’apparition de ces mouvances est généralement spontanée. Mais elle rejoint une stratégie initiée par l’extrême droite au début des années 2010. Lorsque le président François Hollande initie en 2012 le mariage pour tous, le mariage gay, il se heurte à une vigoureuse riposte populaire. La Manif pour tous, dont l’égérie est Virginie Tellenne, dite Frigide Barjot, apparait comme l’irruption dans la rue d’une droite populaire, largement soutenue par l’Église catholique et ces paroisses. Le succès de la Manif pour tous est considérable. L’initiative 2.0 fait descendre dans les rues plus d’un million de personnes. Dès lors, une partie de l’extrême droite tente de récupérer le mouvement. Elle initie dans ce sens une coordination nouvelle nommée Le Printemps Français, dont la porte-parole est Béatrice Bourges. Le Printemps français est plus dur et plus violent que la Manif pour Tous. Il réunit tout de même à Paris plus de 50 000 personnes, qui cherchent à en découdre avec la police. Il s’agit donc d’un succès.
Arrive alors en Bretagne le mouvement des Bonnets rouges. Il s’agit d’une jacquerie fiscale de grande ampleur. Ce mouvement social inédit se caractérise par son caractère interclasses. On y voit tout aussi bien des chefs d’entreprise de PME que des salariés en lutte. La colère se généralise et pourrait déboucher sur une crise sociale. Tandis que le gouvernement de l’époque s’emploie à déminer et à désamorcer le conflit, l’extrême droite décide de surfer sur la double vague des Bonnets rouges et du Printemps français. Ce qu’elle veut, c’est fédérer toutes les colères. Elle lance donc un projet inédit nommé Jour de Colère, qui manifeste à Paris en janvier 2013. Ce qui frappe, dans cette coordination qui regroupe un grand nombre d’associations, c’est la juxtaposition d’organisations néo-fascistes, et d’associations de citoyens : le Collectif contre les éoliennes, Camping pour tous, les Papas en colère, le Collectif des avocats libres, les Bonnets gris, les Bonnets blancs, les Bonnets rouges. Il y a en tout plus de deux cent sigles.
Les protagonistes des Papas en colère ou de Camping pour tous ne sauraient être assimilés à des militants d’extrême droite. Mais ils témoignent d’un mouvement de colère généralisée, qui débouche sur une exacerbation des conflits, et mène finalement à une extrémisation de la société.
L’actuel mouvement des Gilets jaunes s’inscrit dans ce mouvement de colère généralisée. Les revendications des Gilets jaunes peuvent sembler tout à fait légitimes. Mais on voit bien que chacun manifeste en vérité pour sa propre cause et défend son pré carré. On exprime une rage, une colère extrême liée à la souffrance sociale et au sentiment d’être incompris par une élite méprisante. Dans la mouvance des Gilets jaunes, les extrémistes sont à la manœuvre. Qu’ils proviennent de l’ultragauche (avec les autonomes) ou de l’ultra-droite, ils ne font cependant qu’essayer de récupérer un mouvement spontané.
La révolte des Gilets jaunes peut rappeler à certains le soulèvement de Reggio de Calabre en 1969. Le soulèvement du sud de l’Italie se fait au nom de mots d’ordre de survie, comme aujourd’hui. Le mouvement est sauvage, spontané, violent. La section italienne de l’Internationale situationniste le soutient. Mais il s’avère qu’il est largement structuré par un parti néofasciste : le Mouvement social italien (MSI). De même, les Gilets jaunes ne peuvent se pérenniser qu’en se structurant. Cette structuration pourrait être le fait d ‘éléments extrémistes, dans le cadre d’une stratégie de récupération.
La France est aujourd’hui avec l’Allemagne une nation qui résiste à la montée apparemment inexorable des partis populistes. Elle se trouve pourtant confrontée à des tensions sociales inédites. Il s’agit pour elle de répondre intelligemment à un mouvement de colère incontrôlé.
Il existait autrefois des États Généraux, qui étaient précédés par la rédaction de cahiers de doléance. Plutôt que d’imaginer des négociations, voire un Grenelle des Gilets jaunes, peut-être devrait-on songer à organiser, sous une forme à inventer, de nouveaux États généraux.
Si au contraire le gouvernement et les élites ne parviennent pas à entendre le peuple et ses doléances, le chaos prévaudra sur l’ordre. Et les extrémistes l’emporteront.