Ce texte a été communique au Colloque des Invalides en novembre 2015.
À la mémoire de Jean-Jacques Lefrère
En 2012, au sortir du Colloque des Invalides alors consacré à l’alcool, une idée surgit. Pourquoi ne pas consacrer une maison d’éditions aux oubliés, aux bannis, aux négligés, aux revenants, aux parias de la littérature ? J’en parle avec Jean-Jacques Lefrere dans un café de l’avenue de Suffren. Il rêve, lui aussi, de monter une maison inclassable. Au départ, nous ne sommes que deux. Mais nous trouvons plus sage de nous adjoindre un conseiller avisé, afin de constituer un triumvirat. Le 17 novembre 2012, Jean-Jacques m’expédie un mail : « Revu Paul Schneebeli, homme d’affaires en retraite, qui est partant pour nous conseiller phynancièrement (et nous aider avec son réseau) pour notre projet de maison d’édition. Donne-moi quelques dates pour un café courant décembre, que j’organise une rencontre de nous trois. »
Ainsi, Paul Schneebeli devient le troisième des frères Marx. Un obstacle se dresse. La maison en projet n’a pas été baptisée. Comme elle tarde à se monter et que l’affaire hocquette, en raison des emplois du temps surchargés des uns et des autres, je propose d’abord de la nommer « les éditions du Hocquet ». Mais une inspiration soudaine me guide curieusement vers une « Danseuse unijambiste ».
Dès lors, il nous faut mettre en place une structure. Avec aplomb, nous évaluons la masse salariale, ainsi qu’en témoigne ce mot de Paul Schneebeli, daté du 18 janvier 2013 :
« Voici quelques notes préliminaires. Pour aller plus loin vers un premier business plan, il serait utile que nous puissions nous revoir pour arrêter quelques points de base :
– Combien de temps par semaine, et dans quels domaines de compétences, chacun d’entre nous pourrait-il consacrer à une maison d’édition ?
– Quel serait concrètement le premier livre à mettre en chantier ? Quel tirage et quel prix visé ? Clientèle-cible, mode de diffusion ?
– Quelle pourrait-être la mise de fonds initiale pour chacun ? »
J’appelle immédiatement Jean-Jacques. Il y a comme un lêger « hic ». Car nous ne pouvons, lui et moi, fournir aucun apport financier. Qu’à cela ne tienne. Paul est d’accord pour chercher des fonds. Je lui conseiller de sonder prioritairement la Suisse.
La « Danseuse unijambiste » pourrait devenir une danseuse helvétique. Nous n’y voyons aucun inconvénient.
Il nous faut toutefois aborder la question du contenu. Nous optons commercialement pour la mise en chantier simultanée de près de dix livres. Il faut savoir faire preuve d’audace.
Jean-Jacques propose cinq ouvrages, dont il m’adresse la liste le 27 janvier 2013, en précisant : « Peut-être un seul est-il à garder ? » :
« 1. Qu’est-ce qu’il a donc d’extraordinaire, ce professeur Choron ? Subversion dans la subversion.
2. Petit Bottin des lettres, des arts et des spectacles. Notices sur un ton ironico-détaché.
3. L’énigme du Disque de Phaestos. Enigme résolue, un scoop sur l’Antiquité.
4. Les plus mauvais écrivains français d’aujourd’hui.
5. Les plus belles vacheries. »
D’emblée, nous sommes enthousiasmés et décidons bien sûr de tout initier. À mon tour, je fais parvenir une liste rêvée le 28 janvier 2013 :
« 1. Anthologie des textes érotiques situationnistes d’Alexander Trocchi.
2. Anthologie de tracts sauvages : une littérature méconnue : le tract.
3. Comment disparaitre sans laisser aucune trace ? Traduction.
4. Comment créer son propre pays ? Traduction.
5. Anthologie du second degré, sous forme de citations. »
Nous voici fin prêts. La « Danseuse unijambiste » peut démarrer son marathon.
Mais le 23 mars 2013, Paul douche notre ardeur :
« Chers amis,
Je ne pourrai pas tenir le délai de mars pour une nouvelle réunion entre nous en raison d’un emploi du temps un peu chahuté. Fin février j’ai en effet pris en charge la conduite d’un programme de création d’entreprises innovantes en Algérie dont le synopsis doit être prêt en mai. C’est très prenant dans un contexte un peu compliqué car l’environnement local est empreint de lourdeurs administratives considérables. Le projet s’inscrit dans le renouveau des relations franco-algériennes dans la perspective de la situation après-Mali. Je vous ferai parvenir courant avril un papier résumant la situation de notre idée éditoriale. Désolé pour ce contre-temps. »
Qu’à cela ne tienne. Nous vacquons à nos multiples occupations. Pour autant, le cargo va-t-il poursuivre sa dérive ? Le 6 juin 2013, Jean-Jacques nous adresse un petit signe encourageant : « […] J’avoue que de mon côté, j’ai été aussi plus que pris, ayant été bombardé il y a deux mois directeur général de l’INTS. Les choses littéraires sont passées un peu au second plan. Mais, comme l’inspecteur Harry, on ne renonce jamais, et le projet de « La Danseuse unijambiste » doit rester ouvert. On se revoit, avec Christophe, quand tu le souhaites. »
Cependant, nous paraissons atteints d’un syndrome de langueur. Le 16 juillet 2013, j’écris à mon tour :
« Chers co-inventeurs de La Danseuse unijambiste,
Le temps passe, je vieillis, je grisonne, je m’approche du tombeau, je claudique, je perds la mémoire, j’ai un peu plus de temps libre… et notre affaire semble hélas vouée à une forme baroque de glaciation.
Dès lors, comme disait Lénine, « que faire » ? »
Nous décidons de boire un verre aussitôt que possible. Paul propose même d’organiser un déjeuner de retrouvailles : « C’est confirmé : je vous attends avec grand plaisir à LA CAGOUILLE le lundi 30 septembre à partir de 12 h 30. »
Mais au dernier moment, il se voit contraint d’annuler pour des raisons professionnelles.
Au printemps 2014, contre toute attente, l’aventure semble redémarrer. Le 29 mars, Paul adresse une lettre électronique à Jean-Jacques :
« Cher Jean-Jacques,
Comme je te l’avais signalé, je compte faire le bilan sur notre projet courant mai, après quelques discussions approfondies de nature financière et juridique. J’ignore aujourd’hui s’il sera positif ou négatif, mais je pense utile d’aller au bout de la réflexion. L’état de mes opérations de « sortie » du CIGRE me permet aujourd’hui de confirmer ce délai et je te propose de tirer les conclusions lors d’une séance de brain storming à la Cagouille à laquelle j’aurais le plaisir de te convier avec Christophe. »
Au terme d’un intense échange, qui nous permet de soupeser un grand nombre de dates, nous finissons par tomber d’accord. Le 14 mai 2014, Paul écrit : « Je grave donc dans le marbre : 18 juin 12h30, déjeuner à La Cagouille ! Je me charge de la réservation. »
Mais le 11 juin 2014, Jean-Jacques nous envoie ce courriel :
« Chers amis,
J’ai malheureusement un empêchement (problème de santé sérieux, au point que je préfère ne pas en parler par mail), de sorte que je ne pourrais être présent à notre déjeuner de mercredi.
Je vous recontacterai, bien sûr, et vous envoie mon amitié. »
La « Danseuse unijambiste » ne courra jamais son sprint endiablé.