Cet entretien réalisé par Nicolas Truong a été publié dans Le Monde le 29 mai 2018.
Le phénomène dit des « Blacks blocs » est-il nouveau ?
Nous parlons d’une mouvance qui refuse par définition tout étiquetage. Certains acceptent de se désigner comme anarchistes, dans la mesure où ils rejettent toute forme d’autorité et se relient à l’héritage politico-culturel de ce courant de pensée. D’autres s’affirment autonomes, parce qu’ils prônent justement l’autonomie par rapport aux organisations constituées et aux idéologies officielles de l’extrême-gauche. On peut ainsi éventuellement les désigner comme « post-anarchistes », puisqu’ils défendent des valeurs communistes et libertaires sans pour autant vouloir être classifiés. On a coutume aujourd’hui de les appeler « black blocs ». Il s’agit d’une appellation fallacieuse qui ne signifie rien et dont ils se moquent eux-mêmes. L’idée d’une organisation internationale et structurée nommée le « black bloc », c’est-à-dire le Bloc noir, ne tient pas la route. Elle relève d’une logique complotiste, déjà à l’œuvre en 2009 quand le Comité invisible, simple formulation visant à signifier une signature collective au bas de différents textes, était devenu dans la bouche de nombreux journalistes la « Cellule invisible », ce qui instillait une notion de complot, voire de complot terroriste.
Dans les premiers rassemblements internationaux de la mouvance altermondialiste dans les années 90 du siècle dernier, on voit surgir en tête de cortège un halo d’individus qui s’assemblent à la vue d’un drapeau noir anarchiste. Ils sont eux-mêmes vêtus de noir, et sont venus pour la castagne, ainsi qu’en témoigne leur panoplie. C’est cette bande informelle que l’on désigne comme bloc noir, en faisant référence à un terme qui provient des autonomes berlinois. On est donc face, non à un mouvement politique organisé mais à l’organisation spontanée d’une émeute. Ceux qui agissent ont généralement participé la veille à une Assemblée générale, durant laquelle ils ont voté des slogans, préparé des banderoles, fourbi leurs armes et songé à une tactique. La seule organisation est ainsi cette réunion informelle et préparatoire qui confronte des groupes, des clans divers.
Si maintenant nous prenons un peu de recul, on observe un coup d’envoi du phénomène dès 1971, quand une bande informelle et sans étiquette s’adonne « sans raison » au « pillage du Quartier latin ». À partir de cette date, on voit se constituer en tête de cortège un halo informel d’individus plus ou moins masqués, plus ou moins reconnaissables, qui s’en prend au service d’ordre de la manifestation, aux policiers, aux commerçants, parfois aux journalistes. Le rituel de 2018 n’a fondamentalement pas varié depuis 1971. Qui sont à l’époque ceux que l’on désigne déjà comme les « casseurs » et qui vont générer à l’époque sous les auspices du ministre de l’Intérieur Raymond Marcellin une « loi anti-casseurs » ?
Ce sont des activistes hors-normes, généralement issus de l’anarchisme, ou du vieux courant « ultragauche », c’est-à-dire marxiste mais antiléniniste. Les casseurs des années 70 sont ainsi des gens cultivés, qui s’inscrivent dans un riche héritage. À partir de 1975 et sous la double influence de l’Italie et de l’Allemagne, ils prennent le nom d’autonomes. Longue est alors l’histoire de l’autonomie, sur laquelle nous reviendrons.
Avec les mouvements antifascistes, la vague altermondialiste, puis la multiplication des fronts écologistes, on observe de nos jours un renouvellement générationnel. Les quelques mille émeutiers du 1er Mai 2018 sont majoritairement des gens jeunes, désireux de s’inscrire dans un héritage révolutionnaire dont ils sont conscients.
D’où provient le regain de cette mouvance ?
Cette mouvance n’a d’abord jamais cessé d’exister. Si les premiers « provocateurs » surgissent peu après 1968, l’autonomie apparait en 1975. Les autonomes s’assemblent alors autour d’initiatives telles que les squats, la récupération des maisons vides. Ils affirment la « dialectique du P38 », du nom d’un pistolet mitrailleur utilisé en Italie. On les voit fortement à l’œuvre dans le quartier de l’Opéra à Paris en 1979, lors d’émeutes liées au conflit social de la sidérurgie : ils débordent les syndicats, attaquent les policiers, pillent les magasins de luxe.
À partir de 1984, ils se regroupent principalement dans la mouvance des SCALP (Sections carrément Anti-le Pen) et prônent un antifascisme radical, qui vire immédiatement à l’anticapitalisme et s’inscrit dans la mouvance contre-culturelle du punk et de la new wave. Par la suite, au tout début des années 90, c’est l’altermondialisme qui leur donne un nouveau souffle, en leur permettant de se regrouper en « black blocs » dans les grands rassemblements de Seattle, ou Gênes.
L’écologisme radical devient dans les années 2000 un ciment solide. Les mêmes activistes que l’on voyait en marge des défilés étudiants ou syndicaux, ceux qui s’impliquaient dans les squats et l’antifascisme radical, deviennent la pointe extrême des mouvements écologistes.
Comment est-elle structurée ? (les ZAD, les communautés de vie, les communes éphémères dessinent-elles une nouvelle forme de vivre son militantisme ?
Nous ne saurions ici parler de « militantisme », car il s’agit aux yeux des autonomes du « stade suprême de l’aliénation ». Nous parlons en effet d’une mouvance libertaire, composée donc de libres individus provisoirement associés par choix. Mais il nous faut ici évoquer principalement l’influence américaine. Peter Lamborn Wilson, qui se fait appeler Hakim Bey, publie en 1991 chez Autonomedia un texte important : TAZ, The Temporary Autonomous Zone, Ontological Anarchy, Poetic Terrorism (ZAT : Zones d’autonomie temporaire, anarchisme ontologique, terrorisme poétique). Il s’agit pour Hakim Bey de théoriser les reconquêtes géographiques. Une Zone d’autonomie temporaire (ZAT), c’est au départ un espace urbain, provisoirement dérobé à l’autorité, le temps d’une émeute, d’un saccage ou d’un pillage. Mais certains prolongent cette vision jusqu’à édifier en dehors des villes des zones d’autonomie, qui prennent l’allure de communautés rurales expérimentant un mode de vie communiste. C’est ainsi que démarrent dans les années 2000 les ZAD. L’acronyme prête à de multiples interprétations : Zone d’autonomie défensive, Zone d’autonomie durable, Zone d’autonomie définitive, Zone à défendre. De Bure à Sivens en passant par Notre-Dame des Landes, les ZAD ont connu un franc succès, car elles s’inscrivent dans un contexte écologiste de retour à la terre, d’agriculture bio, et de protection de l’environnement.
Dès lors, les autonomes ne se relient pas à des organisations politiques structurées, mais à des communautés, des lieux de vie, des ZAD qui leur servent de bases arrière. Lors de l’émeute du 1er mai, les Parisiens ont reçu l’aide de Rennais et de Nantais, proches de la ZAD de Notre-Dame des Landes. Dans les ZAD, dans les communautés, s’élaborent en théorie de nouveaux rapports humains. Concrètement, il s’agit, non d’organisations politiques structurées, mais de clans affinitaires, souvent renfermés sur eux-mêmes et méfiants à l’égard de l’intrus.
Quelle est l’idéologie de cette jeunesse insurrectionnelle ?
Par-delà les différents courants politiques qui la composent, l’extrême gauche révolutionnaire se divise globalement en deux grands continents : un continent léniniste qui tient pour essentielle la construction d’un parti communiste révolutionnaire dirigeant l’insurrection et prenant le pouvoir (trotskistes, maoïstes, staliniens, bordiguistes, etc.) ; et un continent non-léniniste, antiautoritaire. Ce deuxième continent est celui qui nous intéresse. Il se constitue historiquement de deux grands ensembles : l’anarchisme et l’ultragauche. L’anarchisme est un courant pluriel qui apparaît au XIXe siècle, le terme lui-même étant inventé par Proudhon. Il y a une imprécision sémantique de l’anarchisme, qui mène à l’éclosion de sensibilités très divergentes, de l’individualisme égoïste au communisme libertaire. Le second ensemble est l’ultragauche. Le terme désigne les gauches communistes qui se constituent en Russie, en Allemagne ou en Hollande après la Révolution d’octobre 1917. Ces gauches critiquent la vision autoritaire du léninisme tout en s’appuyant sur le marxisme. La plupart des ultragauches refusent en réalité toute forme d’étiquette. Si les anarchistes sont généralement plutôt enclins à l’activisme, les « ultragauches » se contentent par ailleurs d’éditer de complexes revues théoriques.
Les activistes d’aujourd’hui sont ainsi les héritiers de l’anarchisme et de l’ultragauche. Il existe toutefois une référence commune et dominante. Guy Debord et les situationnistes incarnent une forme de modèle. Intellectuel brillant, Debord refuse les honneurs. Critique de la gauche et de l’extrême-gauche, il apparaît comme l’ennemi ultime de son temps. Il ne se fait aucune illusion et persifle l’hypocrisie moralisatrice. Lorsque l’Internationale situationniste se fait connaître après mai 1968 et génère un flot d’articles, il la dissout pour ne pas incarner « le spectacle de la contestation ». Dans un texte important, « Thèses sur l’Internationale situationniste et son temps », qui date de 1972, il désigne en outre « les nuisances » comme le nouveau symbole d’une époque déplorable. « Les nuisances », c’est-à-dire la pollution. La cause environnementale lui semble ainsi devenir primordiale. Lui-même s’installe dans un village d’Auvergne, loin de tout, loin du monde. Il fuit la ville. Enfin, il se suicide le 30 novembre 1994. Bien des activistes lui emboitent le pas en peuplant ou repeuplant différents villages. C’est ainsi que la cause de l’écologisme radical se trouve au cœur de la démarche autonome. Guy Debord apparaît en tout cas comme la figure théorique qui fait l’unanimité. Les autonomes sont en effet divisés sur de nombreux points. Le débat fait notamment rage depuis longtemps entre les primitivistes, qui luttent pour un monde débarrassé de la technologie, et ceux qui veulent continuer à user des machines. Mais sur la question de Debord et des situationnistes, tout le monde s’accorde. Il y a du reste un visible désir d’héritage. Les émeutes d’aujourd’hui s’accompagnent de slogans qui s’inscrivent dans la poétique de mai 1968. À l’époque, deux situationnistes, René Viénet et Christian Sebastiani sont les auteurs des plus beaux graffitis de Mai : « Je prends mes désirs pour la réalité car je crois en la réalité de mes désirs », « comment penser librement à l’ombre d’une chapelle ? », « Godard : le plus con des Suisses prochinois », « consommez plus, vous vivrez moins », ou « jouissez sans entraves ». De nos jours, sur les murs de Paris, on lit : « Agir en primitif, penser en stratège », « lapidons la police », « mai ta capuche », « nos désirs font désordre », ou « le monde est à moi »…
On peut dire en résumé que ceux dont nous parlons sont fondamentalement libertaires et antiautoritaires. Ils luttent pour la révolution communiste, marquée par l’abolition du salariat. À la différence des léninistes, qui inscrivent la violence dans une stratégie de pouvoir, ils considèrent l’émeute, le saccage, le pillage et le sabotage comme des actes symboliques. Observez les « cortèges de tête ». Ils ne cassent pas tous les magasins. Ils choisissent les enseignes qui leur semblent, à tort ou à raison, symboliser la richesse, le luxe, ou le capitalisme. Il s’agit de donner sens à la déprédation, même si pour le quidam, la destruction d’une voiture ne peut guère symboliser la lutte contre le capital.
Les syndicats semblent être soit dépassés, soit séduits par cette mouvance radicale qu’ils ne parviennent plus à juguler. Pour quelles raisons ?
Le rapport entre les autonomes et les organisations politiques s’avère ambivalent. Certains activistes sont en effet proches de groupes anarchistes structurés, tels la Confédération nationale du travail de France, la Confédération des groupes anarchistes, L’Organisation anarchiste, voire Alternative libertaire. Il est vrai qu’une partie de l’extrême gauche traditionnelle observe les jeunes émeutiers avec mansuétude. C’est le cas du Nouveau Parti anticapitaliste. Le service d’ordre du NPA refuse de contrer les émeutiers. Il se contente de les observer placidement, tout en dénonçant principalement la police.
Quant aux syndicats, leur attitude a fortement changé depuis les années 80 du siècle dernier. La CGT était connue jusqu’à la chute du mur de Berlin pour son service d’ordre redoutablement efficace, qui « nettoyait » les têtes de cortège et remettait les casseurs à la police. Aujourd’hui, la CGT s’est affaiblie. Elle n’a plus son service d’ordre d’antan. En outre, elle n’est plus le partenaire privilégié du parti communiste, mais se trouve investie par de nombreux militants d’extrême gauche. Dès lors, elle fait montre à l’égard des autonomes d’une certaine indifférence, alors même que les activistes sont des adversaires du syndicalisme. Pour les autonomes, les syndicats ne visent en effet qu’à encadrer la classe ouvrière. Les autonomes prônent la grève sauvage, antisyndicale.
La police est l’objet d’une détestation toute particulière de la part de ces mouvements. Pourquoi ACAB est-il devenu le mot d’ordre de cette internationale insurrectionaliste ?
Cette mouvance internationale est avant tout anarchiste. Or, la haine du flic est dans l’ADN de l’anarchisme depuis son émergence au XIXe siècle. Il n’y a donc ici rien de nouveau. Le petit jeu du chat et de la souris, la guéguerre en bordure des manifs… Ce rituel perdure depuis au moins cinquante ans.
Quelle selon vous la signification de cette montée aux extrêmes qui caractérise aussi bien l’ultragauche que la droite identitaire ?
Les extrémistes sont et seront toujours minoritaires. Mais ils l’ont compris et s’emploient à peser sur un monde qu’ils ne peuvent révolutionner. Dès lors, on assiste à une certaine « extrémisation » de la société, qui voit s’accumuler les colères. Du « Jour de colère » de l’extrême droite à la « convergence des luttes » de l’extrême gauche en passant par la « fête à Macron », il s’agit encore et toujours de fédérer toutes les colères pour les fondre en une seule et unique rage révolutionnaire. On insiste ainsi à la « radicalisation » de gens qui, au départ, ne sont mus que par un sentiment d’injustice sociale, sans pour autant lutter pour « la fin du vieux monde ».