Ce texte a été initialement publié dans La Revue des deux mondes, octobre 2018.
L’islamo-gauchisme existe-t-il ? Au vrai, la question mérite d’être posée, dans la mesure où aucune organisation d’extrême-gauche au monde n’assume l’étiquette. Il s’agit plutôt d’une désignation hostile et critique. Est-elle réelle ou fantasmatique ? Que recouvre-telle et que signifie-t-elle ?
Comme le disait le président Mao, « le rebelle vit dans la population comme un poisson dans l’eau ». Depuis leur origine, les groupes révolutionnaires ont pour objectif principal de se fondre dans les masses pour mieux les orienter. Si celles-ci deviennent islamistes ou s’entichent de tel ou tel personnage religieux, les marxistes doivent leur apporter un « soutien critique ». Tel est dès 1920 l’enjeu du Congrès des peuples d’Orient, qui se tient à Bakou sous l’égide de l’Internationale communiste. La stratégie qui est définie est celle du soutien aux « luttes de libération nationale ». On épouse l’affect de la foule. Puis, dans un second temps, on tente de la faire évoluer dans une direction révolutionnaire.
En vérité, les différents groupements n’ont jamais cessé de suivre la ligne du congrès de Bakou. À la fin des années 1960, on voit ainsi de nombreux cénacles maoïstes appuyer la « Théologie de la libération », un courant catholique né au Brésil sous la houlette du théologien Leonardo Boff et du prêtre dom Helder Camara. Les ecclésiastiques qui défendent cette position tiennent le Christ pour le premier de tous les guérilleros. Être fidèle à l’évangile, c’est donc prendre les armes aux côtés des mouvements prosoviétiques ou prochinois.
Plus tard, en 1979, quand les mollahs s’emparent du pouvoir en Iran, l’Organisation communiste internationaliste (OCI), trotskiste, apporte son soutien à l’ayatollah Khomeiny : « La crise révolutionnaire est ouverte en Iran. La révolution est inévitable », s’écrie l’organe du mouvement, La Vérité, en février 1979. Derrière la révolution islamiste se profile la révolution prolétarienne…
Dans un même esprit, la Quatrième Internationale, mouvement trotskiste présent dans plus de quatre-vingt pays, dont le parti frère est aujourd’hui en France le Nouveau Parti anticapitaliste (NPA), a toujours évité de s’octroyer une section israélienne, pour ne pas déplaire aux camarades arabes.
C’est toutefois l’attentat du 11 septembre 2001 contre le World Trade Center qui constitue un tournant décisif. Dans les mois qui suivent, la plupart des groupes stigmatisent, non les auteurs de l’attentat, mais l’islamophobie, qui, selon eux, grimpe avec force. La Grande-Bretagne se trouve alors en pointe. Le principal mouvement trotskiste anglais se nomme le Socialist Workers Party (SWP). En 2004, cette puissante organisation, bien implantée dans les syndicats, impulse une coalition électorale nommée le Respect Party, dont le porte-parole est un truculent travailliste, qui n’est pas sans évoquer Jean-Luc Mélenchon : George Galloway. Galloway a lui-même rompu en 2003 avec le Parti travailliste car il refusait de soutenir l’intervention en Irak.
L’originalité du Parti du Respect, c’est qu’il est essentiellement vertébré par des membres du SWP, alliés à des adhérents de la Muslim Association of Britain (MAB), qui sert de paravent aux Frères musulmans. L’invocation du « respect » est d’ailleurs directement liée à l’Islam. Il s’agit en effet de « respecter » les femmes voilées et les coutumes musulmanes.
Le SWP contrôle sur le plan international une coordination de mouvements révolutionnaires, organisés dans la Tendance socialiste internationale (International Socialist Tendancy). En 2004, la TSI passe un accord tactique avec la Quatrième Internationale : dans les pays où cette dernière est faible, ses partisans doivent rallier les sections de la TSI. Dans ceux où elle est forte, les membres de la TSI doivent rejoindre ses sections territoriales. Aussitôt, les militants anglais de la Quatrième Internationale rejoignent le SWP. En France, les membres de la TSI animent un petit groupe nommé Socialisme par en bas (SPEB), dont fait partie la future députée insoumise Danièle Obono. Immédiatement, SPEB rallie la section française de la Quatrième Internationale, à l’époque la Ligue communiste révolutionnaire((En février 2009, la Ligue communiste révolutionnaire devient le Nouveau Parti anticapitaliste.)).
L’alliance entre la TSI et la Quatrième Internationale se concrétise en octobre 2004 lors du Forum social européen de Londres, un rassemblement altermondialiste qui voit converger des militants de toute l’Europe. Ceux-ci observent avec circonspection une réunion de femmes voilées, protégées par un service d’ordre trotskiste. Mieux encore : la vedette du Forum social européen, qui prend la parole et recueille une ovation, est le théologien Tariq Ramadan.
Le surgissement de Tariq Ramadan en 2004 mérite une explication. Nous savons que dans l’esprit des activistes d’extrême-gauche, les islamistes sont les victimes d’une islamophobie injustifiée. Les soutenir, c’est par ailleurs se mêler aux masses arabes. La TSI appelle ainsi à défendre « le droit des femmes à porter le voile ». L’ennui, c’est que les islamistes sont très divisés entre eux. Lesquels doit-on soutenir ? Le choix de la TSI se porte rapidement sur les Frères musulmans, et principalement sur Tariq Ramadan. Les révolutionnaires veulent en effet privilégier les islamistes qui leur semblent porteurs d’un message social. Or, la stratégie des Frères musulmans est celle de l’islamisation progressive des sociétés laïques. Cette islamisation passe par l’ouverture d’écoles coraniques et par la mise en place de réseaux d’aide sociale (bureaux d’emploi, dispensaires). Dans la mouvance des Frères musulmans, Tariq Ramadan passe en outre pour un « gauchiste », car il met en avant la stratégie des dispositifs d’aide. Si quelqu’un mérite le qualificatif d’islamo-gauchiste, c’est alors sans doute lui. Il incarne aux yeux des islamistes une « aile gauche » des Frères musulmans. Il constitue en tout cas dans les années 2000 la principale passerelle entre l’extrême gauche trotskiste et les Frères musulmans.
En France, le mouvement le plus impacté par la nouvelle convergence est donc la Ligue communiste révolutionnaire, qui devient en 2009 le Nouveau Parti anticapitaliste. En mars 2010, le NPA présente aux élections régionales en Provence-Alpes-Côte d’Azur (PACA) une candidate voilée, Ilham Moussaïd. Karl Marx a pourtant écrit : « La religion est l’opium du peuple ». Comment des marxistes peuvent-ils soutenir le voile ? À la suite du scandale provoqué par cette candidature, la jeune femme scissionne du NPA, avec une poignée de militants issus des « quartiers ».
L’initiative la plus importante est toutefois la création du Parti des indigènes de la république (PIR) en 2010. Cette formation sans équivalent est l’aboutissement d’un processus initié en 2005 avec le texte : « Appel pour les assises de l’anticolonialisme postcolonial : « Nous sommes les indigènes de la République ! » Dans ce manifeste qui tient la France pour un pays demeuré intrinsèquement colonial, on glane cette remarque : « Discriminatoire, sexiste, raciste, la loi antifoulard est une loi d’exception aux relents coloniaux((Voir à ce propos cet article.)). »
Non seulement la LCR signe immédiatement l’appel des Indigènes, mais ses membres s’inscrivent activement dans la construction du parti, qui regroupe plusieurs collectifs antiracistes et antisionistes. Le PIR, dont la devise est « le PIR est à venir », se trouve ainsi principalement structuré par des militants du NPA et par des membres du Collectif des musulmans de France (CMF), un mouvement animé par des Frères musulmans proches de Tariq Ramadan. Il se batît ainsi sur un schéma qui rappelle celui du Respect Party.
Le PIR prétend rassembler les minorités coloniales, en oubliant toutefois à ce jour les populations asiatiques. Il tient la France pour un pays qui ne s’est pas mentalement décolonisé. Il rencontre un écho dans une certaine gauche tiers-mondiste qui continue à vouloir expier la guerre d’Algérie. Intéressante est à ce propos l’évolution d’Annie Ernaux. En septembre 2012, l’écrivaine initie une pétition contre l’éditeur et écrivain Richard Millet dont elle ne partage pas les idées droitières. Elle obtient son licenciement du groupe Gallimard. Mais en juin 2017, elle signe une pétition de soutien à Houria Bouteldja, cofondatrice du PIR et auteure en 2016 du livre Les Blancs, les juifs et nous((Houria Boudeltja, Les Blancs, les juifs et nous, Vers une politique de l’amour révolutionnaire, La Fabrique éditions, Paris, 2016.)). Dans l’ouvrage figure entre autres ce passage : « Vous les Juifs, je vous reconnaîtrais entre mille, votre zèle est trahison. »
Houria Bouteldja affectionne une posture provocatrice. On lui doit notamment la désignation des Français « de souche », comme étant des « souchiens »… Il est vrai que le PIR se place dans une démarche qui rappelle celle des séparatistes noirs américains, à l’exemple du New Black Panther Party prêchant la séparation entre les noirs et les blancs. Le PIR invoque sans cesse le thème de la « race ». Lors de l’épisode « Nuit Debout » au printemps 2016, le PIR installe place de la République à Paris un imposant tréteau sur lequel il étale sa propagande, sans être inquiété. Un tract intitulé Nuit (blanche) debout : comment sortir de l’entre-soi ? Interpelle. On y lit en particulier : « Les nuits sont blanches. (…) Les classes moyennes blanches se sont massivement mobilisées et composent la majorité des assemblées présentes aux Nuits debout ». L’argument de la race est ainsi mis en avant. Il s’agit d’opposer les prolétaires blancs, vivant dans le confort, aux non-blancs des quartiers : « Alors que les crimes policiers racistes, les contrôles au faciès, la chasse aux sans-papiers, la négrophobie, l’islamophobie et la romophobie d’État, les discriminations et plus récemment l’état d’urgence (…) ravagent la vie quotidienne des habitants des quartiers, sans provoquer un soulèvement massif de l’ensemble de la population, l’impressionnant succès de la mobilisation contre la loi El Khomri, sonne à l’oreille comme l’expression d’un énième « deux poids deux mesures » jusqu’au sein des mouvements de contestation((Nuit (blanche) Debout : Comment sortir de l’entre-soi ? Tract du PIR diffusé place de la République à Paris, mars 2016.)) ».
Nuit Debout, une initiative blanche et donc raciste ? Le PIR n’hésite pas à organiser de son côté des « réunions racisées », c’est-à-dire interdites aux blancs, au nom du droit d’expression des minorités. On observe même des « réunions racisées non-mixtes », réservées aux seules femmes non-blanches. Nous voici dans une logique clairement séparatiste.
Violemment antisioniste et opposant virulent à Charlie Hebdo, le PIR se distingue à partir de 2015 par sa lutte contre l’état d’urgence lié à la vague meurtrière des attentats islamistes. Il s’inscrit ainsi alors dans une vaste campagne initiée par les organisations d’extrême gauche. Comme le dit un tract anonyme diffusé en Bretagne en 2016 : « L’état d’urgence est décrété pour que rien ne bouge. Pour que les oligarchies puissent continuer leurs affaires. (…) Le verrouillage mental d’aujourd’hui préfigure l’asepsie des imaginaires et l’épuration idéologique de demain((À la population bretonne, à la population mondiale, Appel à rassemblement pour : un état d’urgence climatique et un état d’urgence démocratique, tract diffusé en Bretagne en 2016.)).» Pas un mot sur les attentats, ni sur les victimes.
Dans la période qui suit le massacre de Charlie Hebdo en janvier 2015, une campagne conjointe contre l’islamophobie et l’état d’urgence se met effectivement en place. Elle se voit relayée par le site Mediapart, fondé en 2008 par Gérard Desportes, Laurent Mauduit, François Bonnet et Edwy Plenel. Ce dernier est l’auteur en 2008 d’un livre qui vise déjà à contrer « l’islamophobie » : Pour les musulmans((Edwy Plenel, Pour les musulmans, éditions La Découverte, Paris, 2014.)). Aux yeux d’Edwy Plenel, la communauté musulmane sert de bouc-émissaire et fait l’objet d’un ostracisme constant. La lutte contre l’islamisme n’est que le paravent d’une vieille haine antimusulmane. Il est certain que Mediapart s’inscrit de manière décisive dans le combat anti-islamophobe.
Un premier rassemblement se tient le 18 janvier 2015, place du Chatelet à Paris sur le thème : « Contre le racisme et l’islamophobie, autodéfense populaire ». Sur l’affiche annonçant l’événement, une femme voilée se tient tout près d’une militante noire qui lève le poing. On observe au cours de la manifestation des jeunes brandissant des drapeaux algériens, turcs et marocains, des panneaux avec des sourates du Coran et surtout une grande banderole : « Touche pas à mon prophète ».
Dès lors, les démonstrations de force s’enchainent. Un nouveau meeting contre l’islamophobie a lieu le 6 mars 2015 à Saint-Denis. Une « Marche de la dignité et contre le racisme » est ensuite organisée par le PIR le 31 octobre 2015.
Le 11 décembre 2015, une réunion contre l’état d’urgence « pour une politique de paix, de justice et de dignité », rassemble enfin Tariq Ramadan, la « féministe pro-voile » Ismahane Chouder, et Marwan Muhammad du Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF). Ces islamistes se retrouvent à la même tribune qu’Omar Slaouti du NPA, Alain Gresh du Monde diplomatique, Laurence Blisson du Syndicat de la magistrature, ou Michel Tubiana de la Ligue des droits de l’homme, sans oublier une ancienne dirigeante du Respect Party, l’activiste voilée Salma Yaqoob.
Et ce n’est pas fini… Sous le titre « Agir contre l’islamophobie et les racismes », un nouveau meeting se tient à Paris le 21 septembre 2016 en présence de Yasser Louati du CCIF, Nacira Guenif-Souilemas du PIR, Ismahane Chouder, sans omettre Saïd Bouamama de la Coordination communiste, ainsi que les universitaires d’extrême gauche Pierre Tevanian et Sylvie Tissot. L’essayiste Rokhaya Diallo participe à l’événement. Il est vrai que cette militante « féministe » et « antiraciste » défend ouvertement les réunions « racisées » : « Les réunions afroféministes non mixtes n’ont en aucun cas vocation à proposer un projet de société ségrégationniste définitif puisqu’elles s’inscrivent dans la temporalité d’un événement ponctuel. Elles offrent à leurs participantes une échappatoire, une zone de respiration dans une société oppressive », explique-t-elle dans Slate le 2 juillet 2017((Rokhaya Diallo, « La non-mixité, un outil politique indispensable », dans Slate, 2 juin 2017.)).
On voit ainsi s’agréger toute une mouvance, dont les principales composantes sont le Nouveau Parti anticapitaliste, le Parti des indigènes de la République et les Frères musulmans proches de Tariq Ramadan.
Quel rôle joue précisément le Nouveau Parti anticapitaliste de Philippe Poutou et Olivier Besancenot ? En aout 2016, le parti trotskiste organise dans le cadre de son université d’été une réunion de défense du burkini, durant laquelle les héritiers de Trotsky scandent : « Trop couvertes ou pas assez, c’est aux femmes de décider ». Le 18 décembre 2016 se tient ensuite à la Bourse du travail de Saint-Denis une « conférence internationale contre l’islamophobie et la xénophobie », sous l’égide conjointe du Parti des indigènes de la République et du NPA. Il s’agit d’une importante réunion, relayée en vidéo dans plusieurs pays, qui rassemble un grand nombre d’intervenants : outre Lila Charef, Ismahane Chouder, Marwan Muhammad et Said Bouamama, on remarque Philippe Marlière, Stathis Kouvélakis, Christine Delphy, Omar Slaouti, Pierre Tartakowski, Thomas Coutrot, Verveine Angéli de l’Union syndicale Solidaires et Olivier Besancenot du NPA. L’appel initial est d’ailleurs cosigné par Olivier Besancenot et Tariq Ramadan.
Comment s’étonner de voir au printemps 2018 à la faculté de Tolbiac à Paris se succéder durant une grève étudiante deux incidents révélateurs : le saccage du local de l’Union des étudiants juifs de France, et la présence médiatique insistante d’une dirigeante voilée de l’UNEF ?
Toute l’extrême gauche n’est certes pas réceptive aux thèses d’un Pierre Tevanian, pour qui « l’athéisme est devenu l’opium du peuple de gauche((Pierre Tevanian, La haine de la religion : comment l’athéisme est devenu l’opium du peuple de gauche, éditions La Découverte, Paris, 2013.)) ». D’un côté, les trotskistes lambertistes participent activement au réseau du Printemps républicain, qui fourbit un argumentaire face au cléricalisme ; de l’autre Lutte ouvrière a pris clairement ses distances en 2016 par un texte de dénonciation de l’islamo-gauchisme : « Le piège de la « lutte contre l’islamophobie((« Le piège de la « lutte contre l’islamophobie » », dans Lutte de classe n°181, février 2017.)) » ».
La défense du voile est-elle compatible avec le féminisme ? L’antiracisme passe-t-il par l’organisation de « réunions racisées » excluant les blancs ? La lutte contre l’islamophobie implique-t-elle de s’allier avec des forces cléricales islamistes ? Le combat contre l’homophobie est-il compatible avec l’exaltation de la « virilité islamique » ? Peut-on être antiraciste tout en clamant sa méfiance envers les Juifs et sa haine d’Israël ? Les carnages de 2015 et 2016 peuvent-ils être biffés d’un simple trait de crayon ?
L’islamo-gauchisme évolue finalement sur les mêmes terres que la Nouvelle Droite d’Alain de Benoist. Le think tank issu de l’extrême droite défend l’ethno-différentialisme, perçu comme la reconnaissance des différences spécifiques liées aux origines ethniques. Il penche en faveur de la séparation. Il milite pour la défense des traditions des peuples du tiers-monde et s’élève contre l’occidentalisation généralisée. Il défend des valeurs de virilité, s’oppose au féminisme, au nom des coutumes ancestrales.
Islamo-gauchisme et droite radicale convergent. Mais doit-on s’en étonner ?