Cet entretien avec Abel Mestre est paru dans Le Monde, le 25 janvier 2021.
Votre nouveau livre reprend la matrice de L’Histoire générale de l’ultra gauche, parue en 2003. Qu’est ce qui a changé en vingt ans ?
En 2003, je pensais, à tort, que l’ultra gauche était un phénomène propre au XXe siècle et qu’il allait s’éteindre au XXIe siècle pour deux raisons. D’abord parce que l’ultra gauche s’était bâtie en référence à l’Union soviétique, en affirmant que c’était, non pas un « état ouvrier dégénéré » mais une dictature, un capitalisme d’Etat. Comme l’URSS avait disparu, ce landmark n’avait plus de raison d’être. D’autre part, l’ultra gauche avait été gravement « endommagée » par l’engagement de certains de ses acteurs dans le négationnisme à partir de la fin des années 1970. Sur cette base, je pensais que ce courant était en voie d’extinction. Je me trompais lourdement. Il s’est avéré que, durant les vingt dernières années, plusieurs générations ont vu le jour et l’ultra gauche a su, contre toute attente, se renouveler et acquérir une influence notoire.
Il y a souvent une confusion entre ultra-gauche et extrême gauche. Quelles sont les différences ?
L’ultra gauche n’est absolument pas l’extrême gauche. Si on devait schématiser, l’ultra gauche est un courant qui s’inclut dans l’extrême gauche. Le terme d’extreme-gauche recouvre un ensemble de courants politiques, de groupes, qui luttent pour un changement radical de société et qui veulent y parvenir par la violence, pour aboutir à la révolution communiste. Dans ces groupes, il y a des groupes autoritaires, comme les maoïstes ou les trotskistes et d’autres qui sont antiautoritaires, l’ultra gauche. L’ultra-gauche incarne ainsi schématiquement le pôle antiatutoritaire de l’extreme-gauche. Mais il y a plus. Ceux que l’on classe dans l’ultra-gauche se distinguent aussi par une sorte de surenchère : plus à gauche que l’ultra gauche, il n’y a pas. Ils se considèrent comme les ennemis ultimes de ce monde, et n’éprouvent pas le besoin d’établir des stratégies politiques, ils veulent détruire ce monde, en frappant les symboles de l’Etat, du capitalisme ou encore de l’autorité.
Y-a-t-il une filiation entre les groupes d’ultra-gauche des origines et ceux d’aujourd’hui ?
Je me suis attaché à démontrer qu’il y avait un lien direct et une filiation indéniable, entre ceux que l’on étiquette comme les « zadistes » d’un côté ou les « black blocs » de l’autre et cette nébuleuse historique passionnante qu’est l’ultra gauche. Ce sont des groupes dans lesquels figurent plusieurs générations, où il y a un passage de relais. Les activistes contemporains plongent leurs racines dans les réflexions théoriques de l’ultra gauche. La réflexion théorique ne s’est d’ailleurs jamais interrompue puisque l’ultra gauche a toujours survécu, de manière clandestine et marginale, en apparaissant de temps en temps, comme un serpent de mer. Ce que nous vivons aujourd’hui n’est que la continuité d’une longue histoire.
Chez les nouvelles générations, les post-situationnistes sont parmi les plus dynamiques. Vous vous attardez largement dans le livre sur l’Internationale situationniste. Comment expliquez-vous la permanence de ce courant ?
Tous les groupes d’aujourd’hui se réclament de bien des penseurs, mais la référence ultime qui soude tout le monde, c’est Guy Debord. La lecture de Debord a été un électrochoc pour de nombreux jeunes et pour les générations ultérieures. On voit bien que l’engagement d’une grande partie des héritiers de l’ultra gauche dans l’écologisme radical répond à une prescription très ancienne de Debord, qui date de 1972. Dans Les Thèses sur l’Internationale situationniste et son temps, il estime que le plus grand danger qui menace l’humanité est incarné par les « nuisances((Notamment la pollution. Ces « nuisances » constituant pour Debord « un immense facteur de révolte ».)) ». De même, la ruralisation d’une partie de l’ultra gauche rappelle également le comportement de Guy Debord qui a choisi de s’installer à la campagne, dans des fermes isolées, loin de tout. Pour comprendre les autonomes et les zadistes, la réponse tient dans la puissance de feu de la pensée de Guy Debord.
Cela dit, la création des ZAD (Zones à Défendre, ou Zones d’autonomie durable) s’explique aussi par la théorisation dans les années 1990 par Hakim Bey des « Zones d’autonomie temporaire ».
On parle régulièrement de « menace de l’ultra gauche ». Est-ce une réalité ?
J’ai l’impression que l’on a beaucoup exagéré la menace de l’ultra gauche. S’appuyant sur l’expérience historique d’Action directe((Groupe terroriste actif dans les années 1980.)), beaucoup de policiers ont pensé qu’un nouvel épisode terroriste d’ultra-gauche pouvait advenir. Mais, jusqu’à présent cela n’a pas été le cas. Il y a des actes de sabotage, des cars de police incendiés de temps en temps, des choses assez pénibles, mais on n’a pas vu des épisodes terroristes d’ultra-gauche.
Cependant, il est certain qu’il existe en France un volant de 2000 à 3 000 personnes qui incarnent une gauche libertaire au sein de laquelle se trouvent 700 à 800 activistes qui sont prêts à passer à l’acte, à se former en « black bloc » ou en « cortège de tête » pour s’inscrire dans la tradition de l’autonomie, qui est une très vieille tradition. On peut estimer, en effet, que le premier « cortège de tête » est apparu dans les années 1970.