Préface au livre de Jérôme Duwa, Surréalistes et situationnistes, vies parallèles, éditions Dilecta, Paris, 2008.
Ce qui se joue entre Guy Debord et André Breton tient-il du complexe rapport entre un père et son fils ?
On est tenté sur le seuil d’appeler la psychanalyse à la rescousse.
Mais le scénario des origines pourrait mener à l’impasse.
Examinons succinctement l’enfance de Guy Debord.
Il voit le jour le 28 décembre 1931, dans une famille industrielle et bourgeoise. Le couple parental souffre d’un déséquilibre. La mère de Guy Debord, Paulette, forme avec sa propre génitrice, Lydie, un redoutable duo. Les femmes ont hérité d’une usine de chaussures. Elles détiennent l’argent et le pouvoir. Face à elles, le père, Martial Debord, ne parvient pas à peser. Il n’est qu’un simple préparateur en pharmacie. Il n’existe pas.
Peu de temps après la naissance de Guy Debord, Martial attrape la tuberculose. Pour éviter la propagation de l’infection, on lui commande de vivre reclus. Il n’a surtout pas le droit de prendre son fils, de l’étreindre, ou de le bercer. Le père est privé de fils, le fils privé de père. Alors que Guy atteint les quatre ans, Martial décède.
Quelques années plus tard, à la veille de la Guerre, la famille emménage à Nice. Paulette tombe amoureuse d’un moniteur d’auto-école italien nommé Domenico Bignoli. Deux enfants naissent de cet amour : Michèle et Bernard. Guy Debord s’entend fort bien avec son beau-père. Plus tard, il lui écrira des lettres amicales, parfois rédigées en italien. Domenico n’est pas seulement moniteur. Il occupe aussi des fonctions au sein du Parti fasciste. Il est notamment chargé d’organiser les Italiens de France.
En 1942, la famille s’installe à Pau. L’année suivante, Paulette fait la connaissance d’un notaire cossu : Charles Labaste. C’est le coup de foudre. Elle se sépare de Domenico, au grand dam du jeune Guy Debord, âgé de douze ans. Le nouveau beau-père se tient en retrait de son éducation. Guy demeure sous la coupe des femmes. La famille recomposée s’exile à Cannes en 1945.
En 1952, la mère de Guy Debord tombe amoureuse d’un décorateur cannois, lui même marié. La liaison adultérine dure près de trente ans.
On ne peut guère s’étonner en somme de voir Guy Debord se méfier des « pères », tout autant que des « papes ». Ni les uns ni les autres ne sont fiables.
Sa posture n’est pas dépourvue d’ambigüité. Tout au long de sa vie, il refuse d’hériter de qui que ce soit, mais accepte en sous main « l’argent » qu’on lui tend.
Il semble en permanence rejeter les adoubements. Il se brouille avec Isidore Isou, Henri Lefebvre, Cornelius Castoriadis… En parallèle, il livre le mode d’emploi du détournement. Qu’est-ce qu’un détournement, sinon l’acceptation muette de l’héritage, ou mieux la captation d’un legs dont on se croit exclus ?
La relation avec André Breton pourrait ainsi s’expliquer par le douloureux rapport au père. On rejette le pape pontifiant. Mais on s’en imbibe, on l’imite, on le prolonge, on en accentue la gestuelle.
Il est courant, de nos jours, de comparer Debord et Breton. L’un et l’autre animent de petits groupes élitaires. Il adoptent, excommunient, rompent, aiment et rejettent. Leurs cénacles respectifs fonctionnent à l’identique: les artistes, les créateurs, les penseurs côtoient des personnages pittoresques, des trublions de passage et de simples accointances.
L’observation superficielle et psychologisante conduit en apparence à un constat limpide : « Guy Debord, qui n’a pas eu de père, s’est méfié toute sa vie des figures paternelles. C’est pourquoi il a combattu André Breton, à la manière d’un fils essayant de tuer son géniteur. »
Le diagnostic tient la route, mais il semble incomplet. L’ouvrage remarquable de Jerôme Duwa décrypte une relation ambivalente.
Guy Debord n’a-t-il été qu’un singe savant, un imitateur maladroit, un personnage caricatural, un émule de Breton héritant l’éternité dans un torrent de bave ? Il existe en réalité un fossé abyssal entre André Breton et Guy Debord.
Il est inutile d’insister sur les différences biographiques. On voit bien que les destins des deux hommes les éloignent inexorablement. Ecrivain reconnu et adulé par l’intelligentsia, André Breton maintient le Groupe surréaliste jusqu’à son décès en 1966. De son vivant, l’Université l’étudie et la presse lui ouvre ses colonnes.
Guy Debord apparaît a contrario comme un astre noir et un antipape. Il dissout l’Internationale situationniste dès 1972. L’IS n’a déjà plus rien d’un groupe artistique. Elle élabore une critique de la société contemporaine, qui va lourdement influencer la sociologie. Quant à Debord, il s’oriente progressivement vers un « moralisme » désespéré. Il apparaît comme un poète du désenchantement, un adversaire absolu de ce monde.
Le véritable point de rupture entre les surréalistes et les situationnistes se place cependant sur un autre plan.
Un situationniste prétend construire des situations, qui sont des moments de vie réellement vécus. Il s’agit de dépasser l’art dans la vie même. Un surréaliste tente pour sa part d’accéder à la surréalité, qui passe par l’exploration de l’inconscient, de l’érotisme, de l’ésotérisme, des traditions primitives… On ne trouve pas trace chez les situationnistes d’une quête de l’inconscient. Guy Debord n’est pas Aldous Huxley, et les portes de la perception le laissent indifférent. Ce qu’il goûte, chez Breton, c’est l’impact provocateur d’un groupe qui lui semble hériter de Dada.
Telle est la véritable source à laquelle s’abreuvent les situationnistes. Ils ne cherchent pas à se placer dans une filiation surréaliste. Ils assument l’héritage du scandale dadaïste. Le surréalisme ne les intéresse-t’il que dans la mesure où il recèle une dimension subversive?
Tel est bien le paradoxe du groupe d’André Breton. Il poursuit une révolution de l’art initiée par Dada . Mais au fil du temps, il applique son programme et s’oriente vers une quête intérieure.
Doit-on s’étonner de voir les surréalistes français s’enthousiasmer en 1972 pour Carlos Castaneda ?
Guy Debord et les situationnistes n’ont jamais caché leur intérêt pour Dada. Il ont critiqué l’embourgeoisement du surréalisme français. Mais ce qu’ils rejetaient fondamentalement, c’était le surréalisme même, qui leur était profondément étranger.