Celui qui tourne et détourne

par | 7 mai 2013 | Guy Debord

Ce texte a été communiqué le 15 novembre 2010, lors du Colloque des Invalides.

Première épouse de Guy Debord, Michèle Bernstein connaît en septembre 1960 une rentrée agitée. Personnage singulier et auteur plein de grâce, elle publie chez Buchet/Chastel un premier roman dont le titre sonne comme un refrain de manège : Tous les chevaux du roi. A-t-elle l’intention d’entreprendre une œuvre littéraire et pose-t-elle les fondements d’un édifice artistique ?

Le livre est précédé de la mention : « Pour Guy ». Tous les chevaux du roi se présente comme un exercice de style, volontairement farci de clichés à la mode, dont l’intrigue s’inspire des Liaisons dangereuses. Le récit est limpide : tout en vivant avec Geneviève, Gilles tombe amoureux de Carole. C’est justement cette relation « libérée » que Michèle Bernstein décrit avec une froideur calculée :

« – Tu es content ? demandai-je à Gilles.
Il fit oui de la tête, et me mit un bras autour du cou. Moi aussi, j’étais contente.
– Tu l’aimes ? ai-je ajouté.
J’eus la même réponse positive. C’était normal. Car enfin, si Gilles n’avait plus aimé les mêmes filles que moi, cela eût introduit entre nous un élément de séparation. »

Que penser de cette critique de la séparation, et de ce passage de quelques personnes dans une assez courte unité de temps ? Gilles ressemble-t-il à Guy Debord et Geneviève évoque-t-elle Michèle Bernstein ?
Parfois, la romancière s’autorise des clins d’œil. Gilles s’en va un jour faire un scandale à Amsterdam. Une autre fois, on lui demande s’il a un travail et de quoi il s’occupe pour gagner sa vie : « De réification », répond-il avec un mi-sourire.
Le récit évoque la question des ruptures et des exclusions. Ni Gilles ni Geneviève ne veulent plus fréquenter une nommée Hélène, avec laquelle Geneviève vient de vivre une brève aventure : « Hélène avait été au centre d’un groupe, qui s’était défait. Sa présence en avait donné l’équilibre, mais plus tard elle se trouva inutile comme un escalier d’honneur dans les ruines d’un château. Hélène n’avait pas changé, mais le changement de la perspective avait aboli sa fonction. »

Tous les chevaux du roi est favorablement accueilli par la critique. En octobre 1961, la jeune femme publie un second roman, La Nuit, dans la collection « Le Miroir », que Bernard Pingaud dirige chez Buchet/ Chastel. À la surprise générale, La Nuit reprend la même intrigue que Tous les chevaux du roi, et met en scène les mêmes personnages, la différence entre les deux livres tenant avant tout au style. La Nuit s’intègre à l’esthétique du Nouveau Roman, alors que Tous les chevaux du roi penche vers Françoise Sagan.

À sa façon, Michèle Bernstein nous éclaire sur le regard particulier de Guy Debord.
Jean Genet prétendait user de la « langue de la domination ». Guy Debord à son tour, détourne la belle langue de son siècle.
Détournement, c’est le mot clef.
Guy Debord ou Michèle Bernstein usent d’un style, comme on vole une voiture pour effectuer un rapide rodéo.
Détourner, ce n’est pas hériter. C’est voler, découper, démembrer, saccager, piétiner.

Monteuse du film La Société du spectacle, Martine Barraqué rend compte de son labeur : « J’ai été la pirateuse du film des autres((Cité dans : Christophe Bourseiller, Vie et mort de Guy Debord, 1931-1994, Editions Plon, Paris, 1999.)). » Sur le conseil de Debord et avec le consentement de son producteur Gérard Lebovici, elle met en place un circuit de détournement. Dans un premier temps, elle emprunte ou loue les films dont elle a besoin. Elle organise ensuite des projections très privées, auxquelles ne prennent part que Guy Debord et sa seconde femme Alice Becker-Ho. Debord ayant sélectionné les passages appropriés, Martine Barraqué fait réaliser des copies illicites, qui coûtent fort cher.

Au final, La Société du spectacle se compose de séquences d’actualité, de « spots » publicitaires, de films industriels et de nombreux plans de filles nues, dérobés aux pages de Playboy et de Lui.
Debord détourne John Ford, Nicholas Ray, Josef von Sternberg, Raoul Walsh, Orson Welles et Sam Wood, dont les films ont été « kidnappés ». Cette sélection de « classiques » témoigne d’un goût prononcé pour les films américains de la « grande époque ». On voit surgir, sous forme de bancs-titres, des citations choisies de Machiavel, Clausewitz, Marx, Pouget, Tocqueville. Plusieurs photos « intimes » apparaissent au détour des plans : Alice Becker-Ho, Asger Jorn, quelques Enragés de 1968, et Guy Debord lui-même, dont personne ou presque ne connaît encore les traits, mais qui s’exhibe dans tous ses films, de manière anonyme.

Le cinéma de Guy Debord se caractérise-t-il en fin de compte par une esthétique du détournement ?
En apparence, il hérite du lettrisme et de ses préceptes cinématographiques, mis en œuvre dans le film d’Isidore Isou Traité de bave et d’éternité. Dans cette œuvre remarquable, sortie en 1951, le pape du lettrisme s’adonne à quatre pratiques :

a) Il déconnecte le son de l’image. Il importe que jamais le commentaire ne corresponde à ce qui est vu, qu’il ait son existence autonome. Les lettristes nomment ce procédé le « montage discrépant ».
b) À l’aide d’un couteau, il gratte la pellicule, la couvre de rayures, de ciselures. On parlera maintenant de « cinéma ciselant ».
c) Il mêle à ses propres plans des plans dérobés à divers documentaires, inaugurant par là même sur un plan cinématographique la technique du « détournement ».
d) Il envisage la possibilité de films sans image, basés sur une unique bande-son. Dans Le film est déjà commencé ?, Maurice Lemaitre affirme qu’Isou souhaitait au départ que le film fût projeté de la façon suivante : d’abord, les images, puis, après que l’écran eut viré au noir, le son.

Rien de très original, au fond : Isou ne fait que reprendre à son compte des techniques déjà utilisées par les cinéastes expérimentaux : Norman MacLaren pratique ainsi depuis longtemps le grattage de pellicule et le cinéma sans caméra. L’originalité du cinéma lettriste tient essentiellement à son discours de destruction du sens et à la théorisation systématique de pratiques existantes.

Guy Debord s’inscrit-il dans la continuité, on n’ose dire dans l’héritage des lettristes ?
La fable est élégante, mais elle ne tient pas la route.
Car Debord se trouve d’emblée confronté à une terrible ironie. Alors même qu’il prétend ruiner toute forme de plaisir esthétique, en déboulonnant les statues et en profanant les œuvres du patrimoine, il se voit littéralement rattrapé par le beau.
Ce démon tentateur le mine de l’intérieur. Shigenobu Gonzalvez a nommé son livre : Guy Debord ou la beauté du négatif((Shigenobu Gonzalvez, Guy Debord ou la beauté du négatif, Editions Les Mille et une Nuits, Paris, 1998.)). C’est bien vu…
Au vrai, on est surpris d’éprouver devant ses films une forte émotion, tandis qu’on se laisse prendre aux enchainements d’images, et aux magnifiques litanies psalmodiées d’une voix singulière.
Observons le film Sur le passage de quelques personnes dans une assez courte unité de temps.

Chacun constate l’étonnante proximité formelle entre le cinéma de Debord et les travaux ultérieurs de Jean-Luc Godard : même détournement de séquences d’actualités ou de publicité, même montage symbolique, même usage de textes en bancs-titres, même voix off se racontant à la première personne.

Le film sort en 1959. Il est notamment constitué d’images de Paris, de plans de Debord et de son équipe, enfin de séquences détournées. On y voit une publicité pour les produits Monsavon, qui passe régulièrement dans les salles. La vedette de cette réclame est une jeune comédienne nommée Anna Karina. Guy Debord peut se vanter de l’avoir « découverte », quelques mois avant que Jean-Luc Godard ne la fasse tourner, en 1960, dans Le Petit Soldat. Sur le passage… comprend aussi plusieurs plans subliminaux d’une fille en maillot de bain blanc. Il s’agit de parodier les spots publicitaires américains, qui font usage de ce procédé hypnotique dont la presse a parlé peu de temps avant.

Le film consiste officiellement en une série de notes sur l’histoire du mouvement situationniste. En réalité, il s’agit déjà d’un récit désabusé, qui évoque avec lassitude les frasques révolues : « Il y avait la fatigue et le froid du matin, dans ce labyrinthe tant parcouru, comme une énigme que nous devions résoudre. […] Au bord de la rivière recommençaient le soir ; et les caresses ; et l’importance d’un monde sans importance. […] Personne ne comptait sur l’avenir. Il ne serait pas possible d’être ensemble plus tard, et ailleurs qu’ici. Il n’y aurait jamais de liberté plus grande. »

Un autre film de Guy Debord, Critique de la séparation, est tourné pendant les mois de septembre et octobre 1960. À nouveau, l’apôtre du dépassement de l’art divague en poète : « Le spectacle, dans toute son étendue, c’est l’époque dans laquelle une certaine jeunesse s’est reconnue. (…) Au retour d’une entreprise, toutes gens du monde ont moins de cœur qu’à l’aller. Beaux enfants, l’aventure est morte. […] C’est un film qui s’interrompt, mais ne s’achève pas. Toutes les conclusions sont encore à tirer, les calculs à refaire. »

C’est dans le film In Girum imus nocte et consumimur igni que ce lyrisme singulier s’exprime avec la plus grande force.
Achevé en 1978, le film contient de magnifiques plans de Venise au cœur de l’hiver. On y remarque un certain de nombre de détournements de « classiques », sur lesquels paraît la voix de Guy Debord, ponctuée d’airs de Couperin et d’Art Blakey. Du jazz, dans un film de Debord ? Il s’agit d’une réminiscence de Saint-Germain-des-Prés. Comme toujours, le long métrage est constellé de photos personnelles : ici, Alice Becker-Ho enlaçant une ravissante jeune fille ; là, un cliché d’Éliane Papaï ; plus loin, un plan de Donald Nicholson-Smith. Sans oublier Debord lui-même, à tous les âges de la vie. Si, par certains côtés, le nouveau film rappelle un livre de Debord, Mémoires((Guy Debord, Mémoires, Structures portantes d’Asger Jorn, édition hors commerce, 1958.)), le commentaire récité d’une voix impersonnelle rompt avec les ouvrages de la période situationniste.

Rien de plus désabusé que cette lente méditation sur le cinéma et la vie : « Voici par exemple un film où je ne dis que des vérités sur des images qui, toutes, sont insignifiantes ou fausses ; un film qui méprise cette poussière d’images qui le compose. Je ne veux rien conserver du langage de cet art périmé, sinon peut-être le contrechamp du seul monde qu’il a regardé, et un travelling sur les idées passagères d’un temps. » Il évoque l’accueil généralement réservé à ses films : « J’ai mérité la haine universelle de la société de mon temps, et j’aurais été fâché d’avoir d’autres mérites aux yeux d’une telle société. Mais j’ai observé que c’est encore dans le cinéma que j’ai soulevé l’indignation la plus parfaite et la plus unanime. »

Mai 1968 n’a que dix ans. Déjà, son sillage s’est singulièrement affadi. Les groupuscules voient leur audience chuter au gré des recentrages et des récupérations. Guy Debord commente ce changement d’époque : « De prime abord, j’ai trouvé bon de m’adonner au renversement de la société, et j’ai agi en conséquence. […] Et depuis lors, je n’ai pas, comme les autres, changé d’avis une ou plusieurs fois, avec le changement des temps ; ce sont plutôt les temps qui ont changé avec mes avis. Il y a là de quoi déplaire aux contemporains. » Les passages consacrés aux années 50 témoignent d’une sombre nostalgie : « Le temps brûlait plus fort qu’ailleurs, et manquerait. On sentait trembler la Terre. Le suicide en emportait beaucoup. “La boisson et le diable ont expédié les autres”, comme le dit aussi une chanson. À la moitié du chemin de la vraie vie, nous étions environnés d’une sombre mélancolie, qu’ont exprimée tant de mots railleurs et tristes, dans le café de la jeunesse perdue. »

Parfois, sa parole se teinte de mysticisme : « Nous avons porté de l’huile là où était le feu. C’est ainsi que nous nous sommes engagés définitivement dans le parti du Diable, c’est-à-dire de ce mal historique qui mène à leur destruction les conditions existantes ; dans “le mauvais côté” qui fait l’histoire en ruinant toute satisfaction établie. […] Et moi, que suis-je devenu au milieu de ce désastreux naufrage, que je trouve nécessaire ; auquel on peut même dire que j’ai travaillé, puisqu’il est assurément vrai que je me suis abstenu de travailler à quoi que ce soit d’autre ? » Enfin, ces derniers mots, sans appel ni repentance : « Comme le montrent encore ces dernières réflexions sur la violence, il n’y aura pour moi ni retour, ni réconciliation. La sagesse ne viendra jamais. »

Tel est sans doute l’héritage que Guy Debord nous lègue. Il n’y a que la jeunesse. La jeunesse désenchantée…

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