L’édition originale de Vie et Mort de Guy Debord parut chez Plon, le 15 octobre 1999.
Autant le confesser : je vécus à l’époque une expérience assez révélatrice. Mais n’anticipons pas.
Je me dois d’abord d’expliciter le projet, qui me conduisit à un labeur acharné de trois ans. Je partais d’un constat. Sur Guy Debord, les informations et les confidences n’avaient jamais été distillées que de manière homéopathique. Que savait-on de lui à l’époque ? Il y avait des bribes susurrées, des rumeurs invérifiables, et des adresses disparues…
Ce mystère, je le vécus comme un défi. Je voulais en quelque sorte ouvrir le chantier et partir à la rencontre de cet homme, que je n’avais connu que par les textes.
Je dus remuer ciel et terre pour amadouer les compagnes de Debord, ses amis, sa famille. Je parvins finalement à ouvrir les bouches. Mais pourquoi Alice Debord, Michèle Bernstein, ou Patrick Labaste acceptèrent-ils enfin de se livrer, alors que l’omerta durait depuis une éternité ?
Les amis de Guy Debord ont d’abord considéré qu’une ère se terminait. Mon livre a marqué de facto un changement d’époque. Il eût été impensable et ridicule d’envisager une biographie de Debord, de son vivant. Mais après sa mort, en 1994, on pouvait considérer que son combat personnel avait pris fin, que le spectacle avait momentanément triomphé. Debord n’avait plus besoin de se nimber d’ombre pour déjouer la récupération, puisqu’il était parti dans la lumière.
On pouvait donc s’autoriser un regard nouveau. Guy Debord fut avant tout un grand écrivain, un créateur. Il devenait urgent et nécessaire de faire connaître cet artiste, de permettre à d’autres générations d’accéder librement à ses œuvres, de l’extraire de la gangue des groupuscules et des cénacles sclérosants. Une biographie s’imposait, qui dévoilerait les facettes d’un homme au parcours riche et plein de surprises.
Mais à quoi devait ressembler cette biographie, que j’allais entreprendre ? Je voulus me dégager au maximum des scories interprétatives, pour aller « à la chose même ». Il me fallait dévider le fil d’une vie que chacun ignorait encore. Il s’agissait de présenter Debord dans sa complexité, en ne dédaignant pas les travers d’un « homme de chair humaine », capable du meilleur comme du pire.
Le livre Vie et Mort de Guy Debord n’était certes pas exempt de faiblesses. Il marqua cependant une manière de tournant. Le regard jeté sur l’Internationale situationniste ne pouvait plus être tout à fait le même, puisque les informations circulaient sans entraves.
Depuis 1999, d’autres biographes ont repris le flambeau, avec plus ou moins de bonheur. Alice Debord a poursuivi chez Fayard l’édition de la Correspondance, qui paraît extrêmement riche en potentialités et présente sans fard les multiples visages de l’auteur de Mémoires. La revue de recherches Archives et documents situationnistes (dont le premier numéro est sorti en novembre 2001 chez Denoël) s’insère dans ce processus de dévoilement et de mise en perspective.
L’accueil de Vie et Mort de Guy Debord me laissa cependant perplexe. Que s’est-il donc passé durant l’automne 1999 ?
Pour bien goûter la saveur de l’événement, il importe d’en rappeler le contexte.
Guy Debord est devenu progressivement un auteur à la mode, que les « élites » s’emploient depuis plusieurs années à déifier. Par un phénomène de torsion, on assiste à de troublantes invocations. Les dignitaires les plus établis, les notables les plus repus, les sommités les plus médiatiques et les sociétaires des émissions culturelles ne cessent de citer Debord et de s’en réclamer.
Le refrain varie rarement : les « debordiens » mondains clament en général que l’on se méprend sur leur compte, qu’ils n’occupent dans la société aucune fonction proéminente, qu’ils se « ressentent » en somme comme d’authentiques « ennemis du spectacle »… En un mot comme en cent, c’est à qui sera le plus « debordien ». On voit dans les cocktails se pavaner d’austères dandys, généralement mal rasés, qui se prévalent de quelque filiation hasardeuse et veillent à ce que nul ne piétine ce qui pourrait passer pour un pré carré.
Dans de telles circonstances et au milieu d’un ballet à ce point réglé, la biographie de Guy Debord a-t-elle « gêné » ?
Je m’attendais au feu nourri de la critique. Rien n’est plus naturel, au fond. C’est le lot commun. Je dus cependant essuyer de bien curieux assauts. Le jour de la parution du livre sortit aux éditions Exils un ouvrage de Jean-Marie Apostolidès, intitulé Le Tombeau de Guy Debord. Je n’ai aucunement l’intention d’en discuter ici le contenu « psychologisant », qui mérite sans doute l’attention. Je découvris surtout que ce livre avait exactement la même couverture que le mien.
Ce choix ne pouvait qu’instaurer la confusion. Était-elle involontaire ? Sans doute…
La couverture me causa justement bien du tracas. On y découvrait une très belle photo de Debord, saisi dans l’acte de déambulation, en compagnie d’un copain des années 50 nommé Pierre Feuillette. Dans un souci de clarté, les maquettistes de Plon avaient tramé Feuillette, pour que l’on voie mieux Debord. Il est vrai qu’en dépit de ses indéniables qualités humaines, Pierre Feuillette laisse une œuvre un peu plus mince que celle de Guy Debord.
Quelle erreur n’avais-je pas commis, en laissant biffer Feuillette… Dans Le Monde du vendredi 15 octobre 1999, je fus, entre autres, accusé de l’avoir « grossièrement effacé ». Allais-je marcher sur les traces de Vychinski ?
L’attaque paraissant quelque peu outrancière, j’écrivis au Monde des livres pour demander un droit de réponse. À ma grande surprise, ce droit me fut refusé.
Je ne peux finalement que louer l’honnêteté des Inrockuptibles, qui firent preuve d’une plus grande mesure et acceptèrent de publier mon texte dans leur édition du 27 octobre 1999, sous le titre : « Et si Debord n’était qu’un homme ? »
Les critiques sortaient en masse. Attaques violentes et défenses passionnées se succédaient. Les « pour » : Libération, Le Figaro, Le Magazine littéraire... Les « contre » : Le Monde, Les Inrockuptibles, La Quinzaine littéraire. Le livre devenait objet de joute. On en parlait dans les dîners. Devais-je m’en réjouir ?
C’est alors que je vécus une fascinante expérience, qui manquait sans doute à ma « formation » personnelle. Sur l’antenne de la chaîne câblée Paris Première, je me retrouvai un jour face à Gérard Guégan.
Les yeux brillants de haine, celui-ci expliqua avec un drôle de sourire mécanique qu’il avait menti dans le livre, sur les quelques relations qu’il avait entretenues avec Debord. On pouvait à bon droit rester pantois devant attaque aussi basse. A-t-on déjà vu un quidam tirer gloriole d’un mensonge ? Cette « grande révélation » se déroulait sous les yeux de Thierry Ardisson, dans le cadre de l’émission « Rive Droite Rive Gauche », qui m’avait habitué à plus de tenue.
Je fus d’autant plus étonné du procédé que c’était moi qui avais suggéré à Patrice Carmouze d’inviter Guégan en ma compagnie.
Voici donc, sur cette question, le « fin mot de l’histoire ». Lorsque j’ai rencontré Gérard Guégan dans la phase de préparation du livre, celui-ci s’est montré fort aimable.
J’étais loin d’imaginer qu’il m’avait égaré sur un point de détail aussi minuscule que le nom d’un village par lequel il était passé dans les années 60. A quoi rimait cette farce de potache ? Il s’agissait apparemment d’introduire un virus, de « casser » le livre et d’en ruiner par avance la crédibilité.
Quelque temps plus tard, Guégan publia un livre « historique » sur les années 70, Ascendant Sagittaire, dans lequel il narrait en détail sa performance télévisuelle de 1999. Hissant le débat à un niveau inégalé, il ajoutait qu’à son avis, j’étais « un gros con ».
Guégan est en somme un individu pathétique, un de ces soixante-huitards qui ne cessent de ressasser les moments « forts » d’existences assez banales, et n’en peuvent plus de raconter pour la millième fois d’obscures anecdotes survenues entre 1974 et 1977. En lisant sa prose aléatoire, ses perpétuelles auto-justifications et ses insultes, dignes d’un élève de quatrième, je me forgeai l’image d’une sorte de Tartarin des bistrots, décrivant sans fin aux poivrots admiratifs ses exploits éphémères, vite oubliés, qui tirent les larmes autant que les rires.
Je me dois de rassurer le lecteur. Le mensonge de Guégan ne porte finalement que sur un unique nom de village, qui n’implique en rien Guy Debord. Dans de telles circonstances, j’ai jugé intéressant de maintenir son témoignage en l’état. D’un point de vue historique, ce mensonge me semble plus parlant que la vérité.
Gérard Guégan a infiniment moins de talent que Guy Debord. Peut-être souffre-t-il en fin de compte de cette « dure réalité »…
Que l’on ne se méprenne pas. En dépit des quelques piques que je suis forcé de distribuer, cette préface n’a aucune visée polémique.
Je désire simplement faire mesurer l’impact incroyable et post mortem de Guy Debord. Car c’est lui qui a déclenché l’ire de Guégan et incendié les nerfs du Monde. C’est lui qui laissa sur son passage un sillage de haine et d’admiration mêlées.
Le présent texte a été remanié et complété, de nombreux témoins et interlocuteurs ayant eu la gentillesse de me faire part de leurs remarques. Ce fut notamment le cas d’Alice Debord, de Jacqueline de Jong, sans oublier Shigenobu Gonzalvez. Je les remercie une nouvelle fois.
Il est essentiel aujourd’hui que s’ouvrent les archives et que les chercheurs puissent accéder librement aux manuscrits, aux documents.
C’est pourquoi j’ai souhaité compléter ce livre en créant à l’Institut international d’histoire sociale d’Amsterdam un fonds, qui contient l’ensemble des documents, des lettres, des calepins, des notes concernant Guy Debord.
J’ai tenu à ce que ce fonds soit en libre accès. L’I.I.S.G. est basé en Hollande. Il est par ailleurs accessible sur Internet.
Voici donc ce livre « scandaleux », qui m’a procuré bien des joies et m’a permis d’approcher au plus près un des grands écrivains du siècle précédent.