Préface à la réédition de Vie et mort de Guy Debord en 2010.
Devait-on s’y attendre et assiste-t-on à un processus inéluctable et quasiment mécaniste ?
Depuis son suicide en 1994, Guy Debord fait l’objet d’une canonisation rampante. On l’adule, on le révère, on le médite, on l’invoque, on s’en réclame, on l’annexe, on le déifie.
Le spectre des adorateurs se révèle étonnamment large. Au nombre des sectateurs de Guy Debord, on pointe les jeunes autonomes des Black Blocs et les théoriciens du Comité invisible, qui communient de concert avec Jean Daniel, Karl Zéro, Giorgio Agamben, ou Alain de Benoist.
Les uns et les autres avancent bien souvent des arguments contradictoires.
Tel est bien le paradoxe fondateur du legs de Guy Debord. Chacun peut y piocher à sa guise, tant l’œuvre se dérobe aux classifications.
Un hommage à ce point universel ne manque évidemment pas de susciter le soupçon. L’astre noir de la littérature et l’ennemi de son temps se trouve aujourd’hui couvert de fleurs par ceux là même qu’il conchiait avec verve.
La Debordmania relève de la récupération. Il y a ici comme un parfum de revanche perverse.
On peut aussi éclairer la scène sous une autre lumière et juger que Debord était un classique, que l’actuelle reconnaissance se trouve légitime, qu’elle correspond à l’inéluctable, et qu’elle permet aux textes de parvenir au plus grand nombre.
Pourquoi devrait-on condamner Debord à la clandestinité, sous prétexte qu’il porte sur son époque un jugement d’une incroyable alacrité ?
L’auteur des Hurlements en faveur de Sade avait, semble-t-il, prévu les événements futurs. La publication de sa Correspondance, démarrée chez fayard en 1999, et qui s’est achevée en 2010 au bout de huit volumes, démontre en tout cas un relatif souci de transparence.
La correspondance est certes loin d’être complète et on peut déplorer de curieux oublis. Manquent les lettres à Michèle Bernstein ou à Jacqueline de Jong.
Alice, la veuve officielle de Guy Debord, ne m’a jamais aimé.
Sans doute a-t-elle regretté que je ne lui donne pas à lire le manuscrit du présent ouvrage, avant publication. Plus tard, elle m’a écrit, en affirmant que le livre contenait des centaines d’erreurs. Je lui ai proposé de les corriger. Elle a refusé, mais pourquoi ? Plus tard, dans une lettre, elle n’en a plus trouvé que trois. Peu importe au fond…
On lui doit beaucoup. Elle a organisé, régulé, planifié la panthéonisation de Guy Debord.
Grace à elle, Debord à été « ambassadeur culturel » de France en 2004 et les ambassades ont accueilli des débats, des expositions contenant des pièces encore inédites.
En 2005, elle a veillé à ce qu’Olivier Assayas organise l’édition des Oeuvres cinématographiques, qui sont sorties en DVD chez Gaumont.
En 2006, elle a veillé à la réédition du Jeu de la guerre, un authentique jeu qu’elle avait autrefois inventé avec Debord. Il est devenu un jeu vidéo en 2008 sous le nom du Kriegspiel.
La même année, elle a participé à un cycle de conférences et de projections, qui s’est déroulé dans l’enceinte de la Villa Medicis, à Rome, à l’initiative de Fabien Danesi.
En 2009, les archives de Guy Debord ont été classées « trésor national » par le gouvernement français. Elles ont été déposées à la Bibliothèque nationale de France après avoir été inventoriées par Michel Lefebvre et Benoît Forgeot.
On lui doit enfin en 2010 l’édition d’Oeuvres sonores, qui démontrent l’intérêt que Debord portait à la radio.
À l’heure où un nouvel éditeur décide de republier Vie et mort de Guy Debord, le regard général s’est ainsi transformé.
Hier, je traçais une piste inédite au cœur d’une forêt luxuriante. Je m’initiais en solitaire à la langue de la nuit.
Aujourd’hui, des meutes d’universitaires se ruent sur Debord et prétendent l’interpréter, en une glose mielleuse nourrie par le sophisme.
Devais-je pour autant modifier le texte de base, ou bien le laisser en l’état ?
J’ai choisi d’apporter des corrections. J’ai notamment tenu compte de remarques tardives de Michèle Bernstein. J’ai aussi écouté ce que disait Alice Debord, en dépit du mépris qui, sans cesse, transparaissait dans les lettres qu’elle m’envoyait.
Et voilà.
Le livre est là, vivant, évoluant. Il raconte une histoire. Il dit quelque chose d’un homme que je n’ai pas connu, que j’ai simplement lu, et dont l’œuvre m’a parlé, comme en un dialogue secret.
J’aimerais pour finir lui laisser la parole, parce que c’est la moindre des choses :
» La sagesse ne viendra jamais. »