Ce texte a été originellement communiqué à Cerisy, en 2006, lors du colloque « Le surréalisme en héritages ». À la demande du frère de Guy Debord, Patrick Labaste, je ne l’ai pas mis en ligne. Patrick Labaste est mort en 2016. Dès lors, voici le texte.
La révolution ironique
Au vu des mines renfrognées, verbeuses et militantes de certains zélotes actuels, on finirait par en douter : l’ironie se trouve pourtant à la source du mouvement situationniste.
On prétend souvent en un raccourci désinvolte que l’Internationale situationniste achève une révolution de l’art initiée par Dada et poursuivie par les surréalistes.
Au vrai, Dada s’impose dès l’origine comme une critique en armes de l’art officiel et institutionnel. Le mouvement de Raoul Haussmann et Tristan Tzara est cependant dominé par l’esprit de dérision. L’urinoir de Duchamp ou sa Joconde qui H.O.O.Q. apparaissent comme des manifestes. La révolution sera ironique ou ne sera pas.
Quarante ans plus tard, les histrions de la Libération vibrionnent de semblable façon.
L’humour se trouve ici constituer une clef essentielle. En 1946, Isidore Isou et Gabriel Pomerand créent le Groupe Lettriste. Qu’est-ce alors que le lettrisme, sinon une caricature du surréalisme, avec ses poètes hurleurs, ses peintres barbouilleurs, et son pape messie, Isidore Isou ?
L’Internationale lettriste (1952-1957), puis l’Internationale situationniste (1957-1972), barrent vers le même horizon. L’histoire situationniste témoigne en particulier d’un constant souci de dérision, dont les exemples foisonnent.
– Lorsque le peintre Giuseppe Pinot-Gallizio rejoint l’Internationale situationniste, il constitue une section italienne, dont font partie en 1958 Augusta Rivabella, Giors Melanotte et Glauco Wuerich. S’agit-il de plasticiens, d’écrivains , de sociologues ou de théoriciens ? La réalité semble plus cruelle. Augusta Rivabella n’est autre que la femme de Pinot-Gallizio. Quant à Giors Melanotte, c’est le pseudonyme son fils, Giorgio Gallizio. De son propre aveu, Giors adole la pêche à la ligne. Un copain nommé Glauco Wuerich l’accompagne souvent au bord de la rivière. La première section italienne de l’IS ressemble ainsi à une famille bourgeoise. C’est aussi une gigantesque farce ;
– la conférence de Göteborg, qui se déroule du 28 au 30 août 1961, est le théâtre d’un affrontement entre les plasticiens de l’IS et ceux que l’on nomme alors les sociologues. Raoul Vaneigem instruit le procès des peintres : “Il n’y a pas de situationnisme, ni d’œuvre d’art situationniste, ni d’avantage de situationnisme spectaculaire. Une fois pour toutes((« La cinquième conférence de l’I.S. à Götebord », Internationale situationniste n°7, avril 1962.))”. Quelques heures plus tard, les situationnistes s’adonnent à la confection… d’une œuvre d’art collective ;
– en 1968, René Viénet publie chez Gallimard un ouvrage nommé Enragés et situationnistes dans le mouvement des occupations((René Viénet, Enragés et situationnistes dans le mouvement des occupations, Editions Gallimard, Paris, 1968.)). Il y relate l’histoire du Comité d’occupation de la Sorbonne, ainsi que celle du Conseil pour le maintien des occupations en mai-juin 1968. Mais a-t’il écrit une seule ligne ? Ce sont en réalité Guy Debord, Raoul Vaneigem, René Riesel et Mustapha Khayati qui ont rédigé l’ouvrage. Le choix de René Viénet comme auteur relève en fin de compte… d’une certaine forme d’humour. Il s’agit également de désacraliser la propriété littéraire.
Les situationnistes n’en finissent pas, de suivre du regard l’étoile filante de Dada.
Artistes ou fumistes
En ce qui concerne les surréalistes, la filiation semble plus complexe. « Il avait complètement changé d’avis sur des tas de sujets. À la fin, il avait pour Breton une admiration démesurée((Cité dans : Christophe Bourseiller, Vie et mort de Guy Debord, Editions Pocket, Paris, 2001.)). » Doit-on croire Jean-Jacques Pauvert sur parole, quand il évoque l’état d’esprit de Guy Debord à l’égard d’André Breton en 1993 ?
Guy Debord et les situationnistes n’ont jamais dissimulé leur intérêt pour le surréalisme, dont ils n’ont en réalité critiqué que l’embourgeoisement. Guy Debord a lui même fréquenté de nombreux surréalistes. N’a-t’il pas écrit en 1955 et 1956 dans Les Lèvres nues, aux côtés de plusieurs surréalistes belges ?
L’Internationale situationniste parait “imiter” d’une certaine façon le surréalisme. Il s’agit d’un petit groupe, élitaire et sélectif, animé par un homme, Guy Debord, qui rappelle le pape du surréalisme, André Breton.
Il existe cependant entre le Groupe surréaliste et l’Internationale une différence importante.
Observons fugitivement le Groupe Surréaliste. On y croise certes des personnages hors normes, à l’excentricité parfois tapageuse. Mais le talent artistique et la pertinence esthétique demeurent les principaux critères d’adhésion et de reconnaissance. André Breton s’entoure des écrivains et des plasticiens les plus aigus de son temps. La plupart des surréalistes s’emploie à faire œuvre.
Chez les surréalistes, on croise André Breton, Louis Aragon, Benjamin Peret, Max Ernst, Salvador Dali, René Char, Paul Eluard, René Magritte, Man Ray…
Et les situationnistes ? L’examen des parcours respectifs des soixante dix membres successifs laisse rêveur.
– Nous avons évoqué René Vienet. Il a toujours manifesté un grand intérêt pour l’Extrême-Orient. Expert en détournement de films asiatiques (La Dialectique peut elle casser des briques ?, Du Sang chez les Taoïstes ou Une Petite Culotte pour l’été), il anime aux Editions Champ Libre la “Bibliothèque asiatique”. En parallèle, il se livre dans les années soixante-dix à l’importation sur le sol français de films chinois pornographiques ou de kung-fu. Son plus grand « succès » est Karaté Moto. Plus tard, il devient homme d’affaires à Taïwan.
– Eduardo Rothe, qui est membre de la seconde section italienne de l’IS, officie comme cameraman pour la télévision américaine. Il couvre notamment la guerre du Vietnam en première ligne et s’illustre comme un audacieux “stringer”.
– Peu après son départ de l’IS, Jacques Ovadia se trouve mêlé à un retentissant scandale en Israel quand il décide de traduire en Hébreu Le Voyage au Bout de la Nuit, de Louis-Ferdinand Céline, ce qui n’est pas une mince affaire.
La comparaison entre surréalistes et situationnistes ne manque pas de saveur. D’un côté, une pléiade d’artistes reconnus ; de l’autre, une majorité d’aventuriers, et quelques créateurs.
Une vie exemplaire
Quelle est donc la clef du mystère situationniste ? Ou si l’on préfère : comment devient-on situationniste et quels sont les critères d’admission, s’ils existent ?
La réponse est nichée dans l’intitulé. Ouvrons le premier numéro de la revue Internationale situationniste. On y glane une série de “définitions” : “Situationniste : Ce qui se rapporte à la théorie ou à l’activité pratique d’une construction de situations. Celui qui s’emploie à construire des situations. »
Qu’est-ce qu’une situation, sinon un moment de vie réellement vécu ? On devient situationniste si l’on se montre digne de la révolution, si l’on est capable de faire de sa propre vie une œuvre d’art.
Les biographies éclatées des situationnistes viseraient-elles en fin de compte à ce but ?
La condition sine qua non pour être situationniste, ce n’est pas l’excellence de l’œuvre artistique. C’est la pertinence de la vie. René Viénet, Eduardo Rothe et les autres apparaissent comme des aventuriers du quotidien. Peut-on énoncer qu’ils ont modelé leur propre existence, pour façonner une œuvre ? A quoi pourrait bien ressembler ce work in progress de la vie même ?
Le cas d’Alexander Trocchi parait édifiant. On le présente ordinairement comme un écrivain écossais, ce qui n’est pas faux. Le descriptif est simplement fort incomplet((À propos d’Alexander Trocchi, voir notamment : Christophe Bourseiller, « Alexander Trocchi ou le non-dit situationniste », Archives et documents situationnistes n°4, automne 2004.)).
Trocchi débarque à Paris en janvier 1952 après avoir largué sa première femme. Il est âgé de vingt-six ans. “Nouveau célibataire”, il se mêle à la faune de Saint-Germain des Prés. Alexander Trocchi est bel homme. Son physique de jeune premier contraste avec sa voix, étonnamment doucereuse. Il plait aux femmes et use de ses charmes.
En compagnie de Jane Lougee, qu’il a séduite, et de Christopher Logue, il lance, le 15 mai 1952, une revue littéraire anglophone nommée Merlin.
Il paraît s’orienter vers une carrière littéraire traditionnelle. En 1953, il lance chez Olympia Press une “collection Merlin”. Animée par Maurice Girodias, Olympia Press affiche cependant un visage peu commun. Cette maison d’édition anglophone et libertine prétend lutter contre le puritanisme. Elle édite Jean Genet, Henry Miller, William Burroughs, Lawrence Durrell et Arthur Nabokov… mais elle se spécialise avant tout dans les romans pornographiques en langue anglaise et recrute maintes plumes clandestines. Au nombre des rédacteurs classés x figurent Baird Bryant, Mason Hoffenberg, Christopher Logue, Iris Owens, ou Terry Southern. En 1953, Alexander Trocchi rejoint l’écurie. À partir de cette date, il devient un mercenaire de l’écrit, payé au mètre.
1954 marque un tournant symbolique. Sous le pseudonyme de Frances Lengel, l’écrivain sort en anglais chez Olympia Press un livre “respectable” quoique irradié par une lourde sensualité, The Young Adam (le jeune Adam).
Trocchi poursuit cependant l’écriture acharnée de romans pornographiques, qu’il publie à une cadence infernale, sous divers pseudonymes. Ses œuvres se nomment White Thighs (cuisses blanches), Helen and Desire (Helene et le désir), The School for Sin (L’école du pêché)…
L’écrivain tente par ailleurs de donner chair à ses fantasmes.
Dans une chambre d’hôtel, il fait l’amour à une prostituée, sous les yeux de Jane Lougee. Il s’agit de démontrer à la jeune femme que le sexe n’existe qu’à un niveau inférieur, que la fornication n’a rien à voir avec l’amour et que la jalousie s’apparente à la faiblesse.
Dans cette période éruptive, le romancier multiplie les expériences limites. Il entreprend de séduire, une à une, toutes les créatures qu’il croise. Sa technique de drague se révèle assez frustre et quelque peu macho. Il approche les maris et compagnons des femmes qu’il convoite et leur demande la permission de faire l’amour avec elles, pour des raisons “expérimentales”. Certains acceptent de “prêter” leur épouse et la négocient comme une marchandise .
Il décide également de fonder une “école du sexe”, visant à “dresser” les femmes”. Quelques « élèves » participent à une soirée éducative, qui s’inspire du roman de Pauline Réage Histoire d’O, dont Olympia Press a publié une traduction anglaise en février 1954.
En août, Alexander Trocchi emménage dans un appartement de la rue Campagne Première. Il partage le local avec un Grec libertin nommé Kosta Alexopoulos. Les deux hommes construisent un lit gigantesque, destiné aux parties collectives.
Alexander Trocchi tâte des substances illicites. A Glasgow, il avait déjà goûté à diverses drogues. La benzédrine l’avait particulièrement séduit.
A Paris, en 1955, il découvre l’héroïne. C’est le début d’un long et mortifère compagnonnage.
En janvier 1955, il rejoint aussi l’Internationale lettriste et s’agrège à la petite bande qui gravite autour de Guy Debord et Michèle Bernstein.
Debord est fasciné par cet aventurier libertin, talentueux et drogué. Il édicte toutefois un oukase. Pour intégrer l’avant-garde artistique, Trocchi doit rompre avec le milieu littéraire. Il lui faut abandonner du même coup Merlin, Olympia Press, Maurice Girodias et les autres.
Le romancier obéit avec enthousiasme aux directives lettristes. Une lettre adressée à son frère durant l’automne 1955 trahit ses nouvelles convictions : « La révolution a déjà éclaté en moi. Je suis en dehors de votre monde et ne suis plus gouverné par vos lois((Citée dans : Andrew Murray Scott, Alexander Trocchi, The Making of the monster, Polygon, Edimbourg, 1991.)). »
Il poursuit toutefois son activité de pornographe et rédige pléthore de romans lestes. Debord ne s’en formalise pas.
Le 22 décembre 1955, Trocchi émigre à Londres. Dans les premiers jours de 1956, il reçoit la visite de Guy Debord. Les deux hommes dérivent longuement dans la ville interminable …
Alexander Trocchi ne cesse de migrer d’un pays à l’autre. Il débarque à New York le 30 avril 1956 et décroche un emploi de capitaine de ferry.
L’écrivain navigateur séduit bientôt une jeune américaine nommée Marilyn Rose Hicks, dite Lyn. Il l’épouse durant l’été 1957.
Le jeune couple s’installe sur la côte ouest des Etats-Unis, dans le quartier de Venice, à Los Angeles. Il s’agit pour l’heure d’un épicentre de la Beat Generation. A Venice, Trocchi croise Allen Ginsberg, Michael McClure, Gregory Corso, Jack Kerouac, Gary Snyder, et Neal Cassidy.
La drogue devient son amante exclusive. Trocchi ne se contente pas d’en consommer. Il en vend à son entourage. Mais la ruine et la déchéance menaçent. Le couple s’enfuit dans le désert. Cap sur Las Vegas… Mais comment survivre, dans la clinquante cité de tous les plaisirs ? Lyn est forcée de se prostituer. Elle est enceinte, mais il y a des amateurs. Le rêve psychédélique tourne au cauchemar américain, tandis que l’écrivain se mue en maquereau.
Les amants drogués et ruinés finissent par rallier New York en août 1958. Le 2 octobre, Lyn met au monde un petit Marcus.
En novembre, Trocchi commet un grave impair. Il se rend en métro dans le Bronx, pour chercher sa dose auprès d’un dealer nommé Wolfie. Mais il tombe dans une souricière ourdie par la brigade des stupéfiants. Trocchi et Wolfie sont pris sur le fait. L’écrivain se retrouve en cellule. De lourdes charges pèsent contre lui . Dans une lettre adressée à Patrick Straram le 10 octobre 1958, Guy Debord apporte sur ce point d’utiles précisions : « Les flics l’ont ramassé alors qu’il venait d’acheter de l’héroïne : il avait sur lui de la cocaïne et de la marijuana. L’accusation de trafic tombe, me dit on, puisqu’on ne peut produire un seul acheteur. Mais pour la consommation, il risquerait deux ans. Il est à Sing-Sing((Guy Debord, Correspondance, Volume 2, septembre 1960-Décembre 1964, Editions Gallimard, Paris, 2001.)). »
George Plimpton accepte cependant de payer la caution. Alexander Trocchi sort de prison. Mais l’héroïne continue de le saper. Il obtient de sa femme qu’elle se prostitue à nouveau. Dealer professionnel, il stationne des heures durant dans la rue new yorkaise. Pour tromper la vigilance de la police, il lui arrive de se déguiser en prêcheur ! Equipé d’une Bible, il se lance dans de vibrants sermons, qu’il interrompt sitôt que la patrouille a circulé.
La police ne se laisse guère impressionner par l’accoutrement. Il se voit régulièrement arrêté, tandis que son appartement est perquisitionné à plusieurs reprises. De semaine en semaine, le harcèlement s’aggrave et les charges s’accumulent. Aux Etats-Unis, la vente de drogue est passible de la peine de mort.
Trocchi n’a cependant jamais rompu le lien qui l’unissait à Guy Debord. Tandis qu’il s’enfonce dans le chaos, l’Internationale situationniste se déploie et le tient d’emblée pour un de ses membres, sans qu’il ait besoin d’adhérer d’une quelconque manière. Du 24 au 28 septembre 1959 , la IVe conférence de l’IS se déroule à Londres. Elle décide le lancement d’une campagne internationale de soutien : « La Conférence DÉCLARE que Trocchi ne peut en aucun cas être impliqué dans un trafic de drogue –il s’agit clairement d’une provocation policière par laquelle les situationnistes ne se laisseront pas intimider ; AFFIRME que le fait de consommer de la drogue est sans importance […]((« La quatrième conférence de l’I.S. à Londres », Internationale situationniste n°5, décembre 1960.)) ».
A la demande de Guy Debord, le situationniste belge Maurice Wyckaert intervient auprès de Henry Miller pour lui demander de venir en aide à Trocchi.
Il est vrai que l’aventurier jouit d’une réputation paradoxale.
Le 25 avril 1960, son deuxième livre « honorable », The Caïn’s Book (le livre de Caïn), sort aux Etats-Unis et reçoit un accueil favorable. Il s’agit d’un curieux roman autobiographique. L’écrivain décrit par le menu son quotidien new-yorkais de marin drogué. Il évoque aussi les lettristes et la figure de Mohamed Dahou.
Tandis que la critique littéraire américaine remarque son curieux ouvrage, il continue de se dilapider dans la pornographie, de s’auto-detruire dans la drogue, et de multiplier les expériences libertines.
En avril 1961, il entre à nouveau en cellule , pour avoir vendu de la drogue à une mineure de seize ans. Une fois encore, George Plimpton s’acquitte bravement d’une caution de cinq mille dollars.
Trocchi sort de prison. Il commet alors un acte inimaginable. Son arrestation n’est pas passée inaperçue. Il est un jeune écrivain dont on parle. Peu après sa mise en liberté, une chaîne de télévision nationale l’invite à s’exprimer dans un débat sur la drogue. Sous les yeux effarés de millions de gens, il sort de sa poche une seringue et entreprend de se « fixer » en direct.
Cet acte transgresseur fait la « une » des journaux. Alexander Trocchi devient l’ennemi public numéro un de l’Amérique bien pensante. Il doit bientôt en subir les conséquences.
Il décide de se rendre à Hicksville, chez les parents de sa femme. Dans le train, il se shoote. Mais le FBI ne le lâche plus d’une semelle. Les fédéraux interviennent et le cueillent en flagrant délit. Lyn est arrêtée, ainsi que son jeune fils Marcus. Comme dans un film d’action, Trocchi parvient à sauter du train en marche. Désespéré, éperdu, il regagne tant bien que mal New York et se cache dans l’arrière boutique d’une librairie.
On lui trouve un faux passeport. Il gagne le Canada en se faisant passer pour un touriste, désireux de visiter les chutes du Niagara. Un jeune poète canadien le réceptionne à la gare routière. Ce bon ange se nomme Leonard Cohen.
Alexander Trocchi embarque sur un cargo, à destination d’Aberdeen. Il gagne ensuite Glasgow, puis Londres. Il se rapproche d’Allen Ginsberg, qui vient d’être expulsé de Prague. Les deux poètes nouent une amitié de parias. Le 25 mai 1962, ils se produisent ensemble, sur scène, à l’occasion d’un récital poétique organisé à Hampstead par Rosemary Tonks.
Alexander Trocchi débarque à Paris au début de l’été 1962. Guy Debord l’attend.
Mais il est vite rattrapé par sa sulfureuse réputation. Pressée par les autorités américaines, la police française resserre l’étau. Il doit regagner Glasgow quelques semaines plus tard.
Trocchi est maintenant considéré comme un « toxicomane invétéré », qui ne saurait survivre sans sa dose. Il reçoit ainsi une ordonnance officielle et s’approvisionne en pharmacie.
Il écrit quelques articles dans la revue libertaire britannique Anarchy, à laquelle collabore un futur situationniste : Charles Radcliffe. Son texte « Technique du coup du monde » est reproduit dans le numéro 8 d’Internationale situationniste (janvier 1963).
En août 1962, Alexander Trocchi se voit invité à la Conférence internationale des écrivains, qui se déroule à Edimbourg, en présence d’une assistance prestigieuse : Bertrand Russell, Angus Wilson, James Baldwin, Truman Capote, Aldous Huxley, Mary McCarthy, Norman Mailer, Henry Miller, Alberto Moravia, ou Alain Robbe-Grillet participent à cette rencontre remarquable. À Edimbourg, Trocchi fait la connaissance d’un jeune écrivain américain nommé William Burroughs. Ginsberg, Burroughs et les autres tracent une cartographie nouvelle.
Trocchi ourdit maintenant un projet multi-media, auquel il songe depuis plusieurs années et qui porte le nom de code « Sigma ». Avec l’aide de Tom McGrath, qui dirige l’un des principaux journaux « undergound » londoniens, International Times, il réalise l’unique numéro d’un journal-affiche, The Moving Times, qui sort à l’automne 1964.
À Paris, Guy Debord ne cache pas ses réticences à l’égard de Sigma. Dans le projet Sigma figurent Ronald Laing, Michael McClure, Robert Creeley, Kenneth White et Colin Wilson. Sigma s’inscrit dans le sillage de Fluxus autant que dans l’esprit du « happening ». Il se place enfin dans l’ambiance de la « beat generation ». Autant d’influences que les situationnistes critiquent et réprouvent.
Guy Debord décide de rompre. Il s’agit pourtant d’avantage d’un éloignement que d’une brouille. Le 1er décembre 1964, Debord expédie à Trocchi une lettre diplomatique et conciliante :
« 1. Je ne retire rien à l’amitié personnelle entre nous.
2. Je ne dis pas que l’opération « sigma » est contradictoire au projet situationniste en général ; et je n’ai même pas refusé d’envisager une collaboration […]((Guy Debord, Correspondance, Volume 2…, op. cit.)). »
Dans le numéro 10 d’Internationale situationniste, qui sort en mars 1966, figure cette simple mention : « Au moment de la parution à Londres, à l’automne 1964, des premières publications du projet Sigma, animé par Alexander Trocchi, il a été convenu d’un commun accord qu’une entreprise de recherche culturelle si ouverte ne pourrait engager l’IS […]. Ce n’est donc plus en tant que membre de l’IS que notre ami Alexander Trocchi a développé depuis une activité dont plusieurs points nous agréent pleinement((« Sur des publications de l’IS », Internationale situationniste numéro 10, mars 1966. »
Le style est courtois. Mais le processus d’expulsion est déjà enclenché. La rupture sera irrémédiable. Quand il l’évoque, Alexander Trocchi ne sait retenir son chagrin : « Je me souviens de la dernière lettre qu’il m’a envoyée : « Les honnêtes hommes garderont le souvenir de ton nom. » Il était comme Lénine ; c’était un absolutiste, jetant constamment les gens dehors, jusqu’à ce qu’il ne reste plus que lui. Et les exclusions étaient totales. Elles entraînaient un ostracisme complet, au point de faire semblant de ne pas voir les gens. A la fin, on en arrive à des exécutions- c’est ainsi que cela aurait fini si Guy avait un jour « pris le pouvoir ». Et je ne peux tirer sur personne. Ce n’est pas une question de loyauté. Guy avait ma loyauté. J’aimais cet homme((Cité dans : Greil Marcus, Lipstick Traces, Une Histoire secrète du vingtième siècle, traduit par Guillaume Godard, Editions Allia, Paris, 1998.)). »
Alexander Trocchi meurt d’une overdose en 1984, sans avoir jamais revu Guy Debord.
Il laisse deux romans sombres, et plus de quarante livres pornographiques.
La révolution libertine
Le destin fracturé d’Alexander Trocchi renvoie à celui de Guy Debord. On connait aujourd’hui avec précision la biographie de l’auteur de Panégyrique. Je me contenterai d’insister sur les points qui éclairent ce que je nommerais le vitalisme situationniste.
Guy Debord s’assigne pour objectif dans son jeune âge de ne jamais travailler, c’est-à-dire d’échapper au salariat. En 1952, il trace rue de Seine un graffiti rimbaldien : « Ne travaillez jamais. »
Il lui faut donc des mécénes, pour le subventionner. Michèle Bernstein, Asger Jorn, Gianfranco Sanguinetti ou Gérard Lebovici figurent au nombre des généreux donateurs .
La question de l’argent se révéle centrale. L’indépendance financière garantit seule la libération individuelle. Dans une lettre adressée le 26 mai 1969 à son demi-frère, Patrick Labaste, Guy Debord évoque le rôle central de « la pizza » : « Il y a environs deux ans, à un moment où j’avais besoin d’argent et où j’en ai demandé à tous ceux de mes amis qui avaient les moyens de m’en fournir, notre sœur, m’a envoyé tout de suite je ne sais plus combien, et j’ai pu croire que c’était un envoi collectif d’elle et toi((Il s’agit de la demi-soeur de Guy Debord, Michele Labaste. Celle ci se suicide en février 1976.)). Mais je viens d’apprendre que tu l’avais laissée t’en débrouiller seule, en la raillant même à ce propos. Tu t’étais pourtant un peu enrichi comme limonadier. Voilà donc une insolence que je ne te passerai pas((Guy Debord, Correspondance, Volume 4, Janvier 1969-décembre 1972, Editions Fayard, Paris, 2004.)). »
Plus loin, Guy Debord explicite sa position : « Nous avons la bonne habitude de ne jamais supporter, parmi les gens qui nous fréquentent, quelqu’un à qui on demande un service qu’il peut rendre, et qui s’y dérobe((Id.))”.
Le refus du travail va de pair avec le libertinage. la trajectoire de Guy Debord est marquée par le dépassement du couple. Dans une lettre écrite à Jean-Marc Loiseau le 2 octobre 1971, il justifie notamment la liaison qu’il a noué avec la compagne de Loiseau, Eve : « Eve nous a avoué un jour que, la précédente fois où elle avait passé la nuit avec nous, elle ne t’en avait pas prévenu […] et que tu avais donc été normalement inquiet de quelque accident possible, dans la rue par exemple. J’ai aussitôt blâmé cette maladresse, offensante pour toi comme pour nous((Id.)). »
Guy Debord prohibe toute forme d’adultère. Eve n’aurait pas dû tromper Jean-Marc. Elle aurait dû tout dire, puisqu’elle est à la fois l’amante de Jean-Marc et de Guy. Mais elle n’est pas seulement l’amante de Guy. Elle est aussi l’amante d’Alice Becker-Ho. La femme de Guy Debord est en effet partie prenante de la relation. Guy Debord insiste sur la liberté individuelle : « Comme tu le sais, nous n’avons jamais essayé d’influencer ou de capter Eve, fut-ce pour une demi-heure. Seule la liberté […] peut être la base de rapports passionnés entre des individus, que ces rapports aient pu durer trois nuits ou dix années((Id.)). »
On observe sur ce point une similitude entre le comportement d’Alexander Trocchi et celui de Guy Debord. Dans les deux cas, le compagnon est prié de céder son amante, ou à tout le moins de ne pas interférer. Il arrive pourtant que certains mâles se rebiffent. Guy Debord fustige leur comportement. Dans une lettre adressée à une jeune femme nommée Mimma le 4 septembre 1972, il évoque l’attitude de son amant, Claude : « […]Claude a été si ridicule que tout le monde, sauf peut-être la Canadienne, a été obligé de s’en apercevoir. Avec une lourdeur burlesque, il a voulu rappeler qu’il existait lui aussi […]. Ce faible espère seulement fatiguer de toi ceux qu’il redoute avec raison, étant ce qu’il est((Id.)). »
Claude est prisonnier de la jalousie et ne sait se hisser à la hauteur de la libération. C’est un faible .
Peu avant son départ de l’Internationale situationniste en septembre 1971, René Riesel est également dénoncé pour les faiblesses de sa femme : « Je viens d’apprendre […] que ta femme, dont tu ne peux certainement pas ignorer que je la tiens, sur le plan intellectuel, pour une misérable conne, et sur le plan « esthétique », pour un veau, a prétendu que je lui aurais demandé un jour de coucher avec elle. […] Il y a quelques mois, Alice l’a sautée, entre bien d’autres, mais comme la pire, une seule fois, et n’a pas cru devoir renouveler l’expérience pour cette simple raison : ta femme […] a d’abord prétendu contre toute vraisemblance qu’elle avait joui. Alice lui a fait plus tard convenir de son mensonge((Id.)). »
René Riesel se voit mis en accusation parce que sa femme a simulé l’orgasme. Elle n’a pas été « authentique ». Riesel se voit ainsi dénoncé parce qu’il mène selon Debord une vie de couple misérable.
Il est clair dans cet exemple extrême que Guy Debord se pose comme juge et arbitre de la libération individuelle de ceux qui l’entourent.
Elite et transgression
Il n’établit aucun critère formel de libération. On voit cependant paraître quelques traits essentiels.
Guy Debord demande à ses proches de rompre avec le tissu social et de refuser autant que possible toute forme de carriérisme, au profit d’une aventure permanente, d’une quête des petits boulots et des coups de fric.
Sur un plan sentimental, il prône le dépassement du couple et la libre sexualité.
Tout ceci mène à un point de rupture décisif. Ce que Debord exige, ce qui bien souvent fonde l’amitié et fait office de ligne de démarcation, c’est la transgression.
Quand se noue la relation avec Gérard Lebovici, Guy Debord somme l’imprésario de republier son livre La Société du spectacle de manière pirate, attendu que Buchet-Chastel en possède encore les droits.
Plus tard, lorsque se prépare le film tiré du livre, Debord exige encore de Lebovici qu’il vole les extraits de films américains qui figurent dans le long métrage. La monteuse, Martine Barraqué, fait ainsi réaliser de nombreuses copies illicites, qui coûtent fort cher.
Gérard Lebovici se montre digne de Guy Debord, en enfreignant la loi et en se plaçant délibérément dans la transgression.
Tel est bien le mot clef de la libération. Transgresser ou disparaître.
La démarche expérimentale situationniste débouche concrètement sur l’individualisme. L’individu-roi se place au delà du bien et du mal. Il méprise et piétine les bornes, en une quête éperdue de ses propres limites.
Cet individualisme transgresseur induit une exaltation de l’élite. Il faut se hisser à la hauteur de la transgression. Ceux qui n’y parviennent pas sont rejetés dans le camp des faibles .