Texte communiqué lors du colloque « D’un extrême l’autre, dynamiques et convergences rouges brunes, XIXe-XXIe siècles, organisé par l’Observatoire des extrémismes et des signes émergents à l’UPHF de Valenciennes le 7 décembre 2023.
Le schisme sino-soviétique qui se produit en 1963, il y a très exactement 60 ans, cause paradoxalement un mini-séisme à l’extrême-droite.
On voit se dessiner trois positions antagonistes :
Pour une première tendance, incarnée à partir de 1964 par le mouvement Occident, le communisme est l’ennemi principal et il importe de n’effectuer aucun distinguo entre les Russes et les Chinois, qui incarnent à leur façon ce que les nationalistes désignent comme le « communisme assassin ».
Pour les néo-nazis du Nouvel Ordre européen, fondé en 1954 sur la matrice du Bureau de liaison européenne, il est a contrario nécessaire d’établir une différence raciale entre les Russes qui sont blancs et les Chinois qui ne le sont pas. Ainsi les néo-nazis s’élèvent avant tout contre ce qu’ils nomment, avec d’autres, « le péril jaune ».
Une troisième composante, issu du courant nationaliste-révolutionnaire, qui s’est structuré après la Guerre lors du congrès de Malmö en 1951, se montre à l’inverse sensible à l’éclosion de régimes autoritaires dans le Tiers Monde. Ceux-ci apportent un soutien quasiment inconditionnel au régime de Pékin.
L’artisan de cette « troisième voie » se nomme Jean-François Thiriart. Né à Bruxelles le 22 mars 1922, il grandit d ans une famille de gauche établie à Liège. Abandonnant très tôt ses études secondaires, il devient néanmoins optomètre, puis opticien. Il tiendra un magasin d’optique nommé Optirion à Bruxelles jusqu’à sa mort, tout en animant la Société d’optométrie européenne éditant la revue Photons. Vers la fin des années 1930, il rejoint les Jeunes Gardes socialistes, une ligue de jeunesse liée au Parti ouvrier belge et officiellement socialiste, mais néanmoins sous contrôle trotskiste. Pendant l’occupation allemande, il rejoint le Deutscher Fichte Bund, une organisation internationale qui diffuse les thèses nationales-socialistes. Il adhère par la suite aux Amis du Grand Reich allemand, une structure rival du mouvement rexiste de Léon Degrelle, qui prétend incarner une « aile gauche » de la Collaboration. Le jeune Thiriart est surtout un admirateur du ministre des Affaires étrangères du IIIe Reich, Joachim Von Ribbentrop, pour la raison qu’il est l’artisan du Pacte germano-soviétique. Il se forge ainsi une certitude : stalinisme et nazisme ne sont pas des ennemis, mais des concurrents qui défendent au fond une même vision du monde, à la fois nationaliste et socialiste.
Le 22 octobre 1944, il est arrêté et emprisonné. Il est libéré le 9 février 1946.
Dès lors, il montre profil bas et se consacre à sa carrière d’opticien. Mais en parallèle, il rédige de nombreux textes et s’insère idéologiquement dans la mouvance nationaliste-révolutionnaire structurée lors du congrès de Malmö en 1952. Il refait surface en 1960, quand il participe au Mouvement d’action civique, une organisation procolonialiste qui défend l’idée d’un empire européen s’étendant jusque dans les colonies. Le MAC disparait en 1962. Une partie des adhérents menée par Jean-François Thiriart crée alors l’organisation Jeune Europe. Il s’agit de fonder un parti révolutionnaire européen transnational, dans le but de constituer un front commun avec des partis ou des pays opposés à l’ordre de Yalta et à la domination américaine.
Du 3 au 15 janvier 1966 se déroule à La Havane, sous l’égide de l’Organisation de la solidarité des peuples afro-asiatiques, la « Conférence de la solidarité des peuples d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine, dite Conférence tricontinentale, qui regroupe 82 pays du tiers-monde. Elle consacre la naissance d’une nouvelle structure, initiée notamment par Mehdi Ben Barka et Ernesto Che Guevara : l’Organisation de la solidarité des peuples d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine (OSPAAL).
Pour Thiriart, la Tricontinentale est une bénédiction. Jeune Europe décide de soutenir en vrac tous les régimes nationalistes autoritaires. Le groupement apporte son soutien à l’Argentine péroniste, tout autant qu’à Cuba ou à la Chine de Mao. Ces appuis unilatéraux se doublent d’un fébrile activisme diplomatique. Jeune Europe cherche des soutiens et des financements du côté des régimes dictatoriaux dans le but de monter un puissant parti révolutionnaire doté de « brigades européennes » armées, pour bâtir une « grande Europe ». Thiriart prend contact avec de nombreuses ambassades et tente de nouer des contacts. Jeune Europe édite un journal nommé La Nation européenne. Dans le n°22 de novembre 1967, figure un article de propagande castriste, émanant de la « Prensa Latina », l’agence de presse officielle du régime cubain. Diverses personnalités s’expriment par la suite dans La Nation européenne, à l’exemple de Nather El-Omari, ambassadeur d’Irak à Paris, ou du ministre syrien Selim El-Yafi. Cherif Belkacem (coordinateur du Secrétariat exécutif du FLN algérien), le commandant Si Larbi (chef des relations extérieures du même secrétariat) et Djamil Bendimred (directeur de Révolution africaine), accordent par ailleurs un entretien à La Nation européenne dans le n°21 d’octobre 1967.
Et dans La Nation européenne n°23, de décembre 1967, Ahmed Choukeiry, qui dirige l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) déclare : « Nous donnons notre bénédiction à votre mouvement. C’est un mouvement progressiste. Nous souhaitons de tout cœur qu’il réussisse ». Jeune Europe est pourtant un mouvement d’extrême-droite, dont la prose demeure sans équivoque.
« Rouge-brun » avant l’heure, Jeune Europe se veut le défenseur du tiers-monde et l’ennemi juré des Américains, tout en prônant l’instauration en Europe d’un régime inspiré par le fascisme. L’organisation milite notamment pour la construction d’un axe euro-soviétique visant à contrer les USA. Thiriart parvient à se rendre, es-qualités en Roumanie et en Yougoslavie. Pendant ce temps, ses lieutenants Jean-Claude Pabst et Claudio Mutti se rendent en Allemagne de l’Est, puis en Bulgarie.
La rencontre la plus signifiante a lieu durant l’été 1966 à Bucarest. Les services du président Ceaucescu organisent une rencontre entre Jean-François Thiriart et le Premier Ministre de la République populaire de Chine, Zhou Enlai. Hélas, l’entretien est pour Thiriart un échec complet, les Chinois refusant par la suite de financer l’activisme de Jeune Europe.
Si la rencontre ne débouche sur aucune aide concrète, Jeune Europe en tire un fort bénéfice symbolique. Zhou Enlai n’a-t-il pas accepté de rencontrer un leader d’extrême-droite que les prochinois belges du Parti communiste de Belgique publiant La Voix du peuple sous la houlette de Jacques Grippa, combattent quotidiennement dans la rue ?
On voit soudainement se nouer des liens avec certains groupes d’extrême-gauche. La Nation Européenne n°13 de janvier 1967 comporte ainsi un entretien avec Gérard Bulliard, dirigeant du Parti communiste de Suisse (prochinois), qui lance le journal L’Étincelle. Mais c’est en Italie que les convergences sont les plus frappantes. La section italienne de Jeune Europe parvient notamment à co-signer un tract avec le Parti communiste d’Italie (marxiste-léniniste) qui édite La Nuova Unita. Renato Curcio figure parmi les fondateurs de Jeune Europe en Italie. Chef de section pour la ville d’Albenge depuis 1963, il adhère en 1967 au Parti communiste d’Italie (marxiste-léniniste). Il devient par le suite le chef historique des Brigades rouges. Dirigeant national de Giovane Europa et directeur de son journal La Nazione europea, Pino Balzano devient pour sa part rédacteur au journal maoïste Lotta Continua.
Un membre de Jeune Europe connait cependant au Moyen-Orient un destin tragique. Ingénieur belge élevé en France, Roger Coudroy travaille pour Peugeot au Koweït. Membre actif de Jeune Europe, il décide de rejoindre la résistance palestinienne. Il adhère à El-Fatah à Beyrouth, puis se rend à Damas, à Amman, enfin au camp de réfugiés de Baqa’a, où Coudroy devient le fedayin As-Saleh (« le Juste). Il meurt au combat le 3 juin 1968, devant le premier mort européen pour la cause palestinienne.
Il est vrai que les liens avec le monde arabe se renforcent. Deux adhérents de Jeune Europe, Gilles Munier et Gérard Bordes, maintiennent les liens avec l’Algérie, la Syrie et l’Irak. Quant-à Thiriart, il effectue un voyage en Egypte, durant lequel il est reçu par le président Gamal Abdel Nasser. Mais il n’obtient pas les résultats escomptés et ne voit pas suffisamment pris au sérieux par ses interlocuteurs.
En 1969, déçu par l’échec relatif de son mouvement et par la timidité de ses appuis extérieurs, Thiriart renonce au combat. Malgré les efforts de certains de ses cadres, Jeune Europe ne survit pas au départ de son principal animateur.
Pourtant l’idée nationale-communiste perdure. Le 1er mai 1969 est fondée à Rome l’Organisation lutte du peuple (OLP), qui édite Lotta di Popolo. Parmi ses fondateurs figurent notamment deux anciens membres de Jeune Europe : Claudio Mutti et Mario Borghesio. L’organisation affirme que les affrontements entre « rouges et bruns » constituent un piège tendu par le système et prône donc l’avènement d’un « Front commun » de lutte contre les « ploutocraties dominantes ». L’organisation disparait en 1973.
Bâtie sur modèle de Jeune Europe, elle est cependant européenne avant d’être nationale. Il existe ainsi une branche française de l’Organisation lutte du peuple. Celle-ci est notamment créée conjointement par des militants issus d’Ordre Nouveau menés par Yves Bataille, et par d’anciens adhérents de Jeune Europe dirigés par Nicolas Tandler. Il édite le journal Lutte du peuple, qui cite tout aussi bien Jean Thiriart que Mao Zedong ou Ernesto Che Guevara. Parmi les militants de l’OLP, on remarque le jeune Christian Bouchet. L’organisation disparait en 1974.
Le courant national-communiste semble alors se fondre plus ou moins dans les divers sigles et périodiques du nationalisme révolutionnaire : Volonté européenne, Le Partisan européen, Jeune Nation solidariste, Jeune Garde solidariste, Mouvement nationaliste révolutionnaire, Troisième Voie…
Jean-François Thiriart décide cependant de revenir en politique au début des années 1980. Il participe en 1984 à la fondation d’une nouvelle organisation, dirigée par l’ancien néo-nazi belge Luc Michel : le Parti communautaire national-européen (PCN), dont l’organe est Conscience européenne. Mais il rompt avec le PCN en 1988. Il lance alors une nouvelle structure internationale : le Front européen de libération. C’est avec une délégation de ce Front européen de libération que Jean Thiriart se rend à Moscou en 1992 pour y rencontrer les dirigeants de l’opposition russe au président Boris Eltsine. Il discute avec l’ancien numéro deux du Parti communiste d’Union soviétique Egor Ligatchev, le Premier Secrétaire du Parti communiste de la Fédération de Russie Guennadi Ziouganov et le philosophe Alexandre Douguine, promoteur de l’eurasisme et futur conseiller de Vladimir Poutine.
De retour à Bruxelles, il meurt d’une crise cardiaque le 23 novembre 1992. Le national-communisme vient de perdre son principal théoricien. Il perdure désormais à travers de petites organisations.
Le Front européen de libération se perpétue un temps sous la direction de Christian Bouchet, qui anime en France le mouvement Nouvelle Résistance de 1991 à 1996. Plusieurs militants de Nouvelle Résistance combattent aussi en Croatie au début des années 1990. L’un d’entre eux est grièvement blessé.
De son côté, le Parti communautaire national-européen de Luc Michel apporte successivement son soutien à l’Irak de Saddam Hussein, à la Lybie du colonel Kadhafi, à la Corée du Nord, à la Russie de Vladimir Poutine et plus récemment au Hamas palestinien. Il a notamment impulsé une structure qui se veut unitaire : le Front noir-rouge-vert. Épousant la thèse selon laquelle les nationalismes de tous pays devraient s’entraider tout en restant différents, Le PCN entreprend, à partir de 1997, de revendiquer le droit de vote des immigrés en Europe. Dans la même période, il prend contact avec des associations issues de l’immigration pour bénéficier du vote de leurs membres de nationalité belge. L’organisation présente en Belgique sur ses listes électorales plusieurs candidats d’origine immigrée, dont une jeune femme d’origine algérienne. Il diffuse même, dans certains quartiers, des tracts en arabe.
Depuis 2017, le PCN se désigne comme le Parti communautaire néo-eurasien, en référence aux thèses d’Alexandre Douguine.
L’influence nationale-communiste se fait encore sentir avec le groupe armé Unité continentale fondé en 2014 par Victor Alfonso Lenta et Nicolas Perovic. Ce groupe a combattu dans la région de Donetsk en Ukraine aux côtés des troupes russes. Victor Lenta, que ses camarades du Bloc identitaire surnommaient « Tonton Adolf », se réclame de l’eurasisme et du nationalisme-révolutionnaire.
Ainsi, le national-communisme, qui fait suite au national-bolchevisme du début du XXe siècle, est un serpent de mer qui sans cesse réapparait aux confins de l’extrême-droite, au point de contaminer parfois certains éléments d’extrême-gauche. Peut-on maintenant parler d’une forme de « communisme » ? Il s’agit plutôt de la persistance d’un stalinisme de droite.
Christophe Bourseiller
Tribune libre pour Marianne, publiée en fevrier 2024. L’actuelle révolte agricole et les craintes multiples qu’elle suscite en haut lieu ne manquent pas d’interpeler. Ce que craignent...