Le complotisme est-il une religion ?

par | 29 mai 2022 | Divers

Entretien accordé au site Front populaire en mai 2022.

Front populaire : Pouvez-vous définir le complotisme ? Christophe Bourseiller : Le complotisme n’est nullement une doctrine de pensée, comparable au marxisme, au gaullisme, ou à l’anarchisme par exemple. Pourquoi ? Parce que ces idéologies prônent des modèles de société. Il n’en est rien chez les complotistes. Ceux-ci ne militent nullement pour une société meilleure. Ils se contentent de pointer les travers supposés de notre monde. Dès lors, un complotiste peut être aussi bien de gauche, de droite, du centre, ou d’ailleurs. Qu’est-ce donc que le complotisme ? J’y vois pour ma part une religion. Les complotistes sont des croyants. Et en quoi croient-ils ? On peut identifier quelques « évangiles » de base. Premier Evangile : rien n’arrive jamais par hasard. Les aléas du monde ou de la météo n’existent pas. Souvenez-vous du terrible tsunami de 2004, qui causa la mort de près de 228 000 personnes. On sait aujourd’hui qu’il fut causé à l’époque par un tremblement de terre sous-marin. Il y a donc une cause naturelle et imprévisible. Mais pour certains complotistes, le Tsunami est dû à une explosion nucléaire, sous-marine, clandestine, et israélienne. Aux yeux des conspirationnistes, aucun événement ne se produit ainsi par hasard. Ce qui nous amène au Deuxième Evangile : il existe une Providence inversée, dans la mesure où un groupe caché et occulte veut nous détruire. Qui sont ces mystérieux maîtres du monde qui planifient notre éradication ? Pour les conspirationnistes, les gouvernants élus ne gouvernent pas. Ni Joe Biden, ni Xi Jinping, ni Vladimir Poutine, ni Emmanuel Macron ne gouvernent réellement, car ils ne sont que des pantins aux mains des véritables tireurs de ficelles. Qui sont donc les maitres réels de ce monde ? Les complotistes sont avides de récits romanesques. Ils identifient des groupes constitués et secrets. On parlera en vrac des Illuminati, du groupe de Bilderberg, de la Commission trilatérale, du Council on Foreign Relations (CFR), ou du Forum de Davos. Entre autres. Selon un Troisième Evangile, tout ce que disent les médias traditionnels est faux. Face aux « médiamenteurs », aux « merdias », il faut se « réinformer ». Comment se réinforme-t-on ? Sur le Web, qui est présenté comme un espace de libre expression. FP : A la suite de plusieurs chercheurs, vous présentez le complotisme comme un phénomène apparu avec l’époque moderne. Le complotisme ne serait pas pensable aux époques antérieures ? CB : D’abord, il y a toujours eu des complots, je veux dire, de vrais complots. L’histoire de l’humanité n’est même qu’une suite de complots. Voulez-vous des exemples relativement récents ? Nous commémorons en 2022 l’anniversaire d’au moins deux vrais complots : l’attentat du Petit Clamart en 1962, qui a vu l’OAS comploter pour abattre le général de Gaulle ; et l’affaire du Watergate en 1972, qui a vu le président Richard Nixon comploter pour affaiblir ses adversaires démocrates. Donc, il y a toujours eu des complots avérés. De même, depuis que le monde est monde, il y a des rumeurs. Songez au livre d’Edgar Morin, La Rumeur d’Orléans, qui étudie une rumeur urbaine selon laquelle les commerçants juifs d’Orléans ont installé des trappes dans les cabines d’essayage de leurs magasins, dans le but d’expédier les jeunes Orléanaises dans des bordels au Moyen Orient. Ainsi l’humanité se nourrit de rumeurs, parfois nauséabondes. Le complotisme, c’est autre chose. Il s’agit d’une tentative de rationalisation de la rumeur. Le phénomène apparaît effectivement au XVIIIe siècle. Il s’inscrit dans le mouvement des Lumières et dans l’encyclopédisme. Le théoricien du complot produit des ouvrages savants, apparemment rationnels, dans le but d’accréditer une thèse paranoïaque, à laquelle il souscrit dès le départ. C’est pourquoi la première grande théorie du complot se trouve dans un savant ouvrage du Jésuite Augustin de Barruel, dit Augustin Barruel : Mémoires pour servir à l’histoire du jacobinisme. Que révèle ce livre en plusieurs volumes ? Que la Révolution française de 1789 ne fut en rien une crise sociale ayant débouché sur un changement de régime, mais bien au contraire un coup d’Etat, un putsch, ourdi conjointement par les Juifs, les Protestants et les Francs-Maçons, eux-mêmes placés sous la guidance des Illuminati, qui constituent l’armée terrestre de Satan. Les théoriciens du complot pondent ainsi des textes épais, limoneux, farcis de « révélations » présentées comme irréfutables. FP : Le complotisme se présente comme un « hyper-rationalisme ». Mais comment peut-on être trop rationnel ? CB : Les théories du complot se présentent effet volontiers comme rationnelles, mais le sont-elles vraiment ? Est-il rationnel d’énoncer que nous sommes envahis par des extraterrestres, ou que la Terre est plate ? Sur quels arguments scientifiques se base-t-on ? Le complotisme se présente comme une religion du doute. Mais le doute radical doit théoriquement conduire en dernière instance à douter du doute lui-même, ce que ne font pas les complotistes. Par ailleurs, le rationalisme complotiste présente une faille. Jamais les complotistes n’apportent en effet de preuves à leurs allégations. Ils accumulent à l’inverse les présomptions, sur le mode de « c’est quand même bizarre ». Or, une présomption n’est pas une preuve. En réalité, le rationalisme complotiste est biaisé par le fait que le conspirationniste se forge, dès le départ, une conviction. Dès lors, ses recherches vont dans le sens de cette certitude intuitive. Nous sommes face, non à des chercheurs rationnels s’appuyant sur des preuves, mais à des croyants, soudés par une paranoïa collective. FP : Que répondez-vous à ceux qui disent que l’histoire est remplie de complots et qu’il suffit d’attendre que le temps passe pour que les « récits complotistes » deviennent des vérités historiques ? CB : Examinons la Révolution française. Aucun historien ne pense aujourd’hui qu’elle fut le produit d’un putsch. Regardez les Protocoles des sages de Sion. Plus personne ne croit encore que ce faux est authentique. Les complotismes d’hier ne sont pas devenues les vérités d’aujourd’hui. Maintenant, si vous m’apportez une preuve de l’invasion extraterrestre, je suis tout prêt à vous croire. Oui, il existe de vrais complots, mais doit-on pour autant adhérer aux scénarios paranoïaques et manichéens de quelques croyants ? Je ne le pense pas. FP : Vous êtes un fin connaisseur des courants d’extrême gauche. On fait généralement un lien entre le complotisme et l’extrémisme politique. Ce lien est-il avéré ? CB : Ce lien me parait suspect. Comme vous le savez, le complotisme est une religion qui postule l’absence de hasard et croit que des forces occultes veulent nous détruire. Le terme d’extrémisme recouvre à l’inverse un certain nombre de courants politiques. Qu’est-ce qu’un extrémiste ? C’est en résumé quelqu’un qui lutte pour un changement radical de société et qui veut y parvenir par la violence. L’extrémiste de gauche prône la révolution prolétarienne, tandis que l’extrémiste de droite milite pour la révolution nationaliste ou la contre-révolution. Selon cette définition, on peut très bien être extrémiste sans être complotiste. Il existe certes des passerelles entre les complotismes et certains extrémismes. Prenez le NSDAP d’Adolf Hitler. La doctrine nationaliste et antisémite de ce parti s’enracinait dans une théorie du complot, selon laquelle les Juifs dominaient secrètement le monde. Il y a donc bien entendu des extrémistes complotistes. Mais tous les extrémistes ne sont pas, par nature, des conspirationnistes. Il y a aussi, pourquoi pas, des centristes complotistes. Encore une fois, le complotisme est une croyance qui s’enracine sur un constat paranoïaque, et non une idéologie porteuse d’un programme de société. FP : Si le complotisme est bien un phénomène observable socialement, n’est-il pas également utilisé comme arme polémique pour diaboliser l’adversaire, notamment les mouvements populaires ? CB : Vous avez tout à fait raison, et c’est justement pourquoi j’ai écrit ce livre. On a tendance aujourd’hui à utiliser le mot « complotiste » comme une injure, désignant toute personne qui formule une pensée « différente ». Pour battre ce travers en brèche, il est nécessaire de définir les termes. Pour moi, n’est complotiste que celui qui « croit » dans une ou plusieurs théories du complot. En revanche, je trouve nécessaire de dénoncer les complotismes, dans la mesure où ils pervertissent et dévoient des luttes sociales, par ailleurs légitimes. Ceux qui se dressent contre l’injustice n’ont besoin, ni de scénarios rocambolesques, ni de raccourcis de pensée. Les complotistes sont des coucous, qui nidifient dans les mouvements sociaux.

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