Le temps des enragés sans cause

par | 2 juillet 2024 | Divers

Tribune libre pour Marianne, publiée en fevrier 2024.

 

L’actuelle révolte agricole et les craintes multiples qu’elle suscite en haut lieu ne manquent pas d’interpeler. Ce que craignent aujourd’hui les « élites » autoproclamées, dont le diplôme tient lieu de sésame, c’est la multiplication des colères. Pour l’instant, les agriculteurs seuls osent bloquer les routes. Mais qu’adviendra-t-il, si, comme à Berlin, les camionneurs ou les travailleurs entrent à leur tour dans la danse ?

Nous vivons le temps des colères. Ce que craignent nos gouvernants, c’est la furie décisive. Le siècle nouveau a d’ores et déjà été marqué par deux incendies graves. En 2013, les Bonnets rouges ont modifié la donne. Il s’agit au départ d’un mouvement agricole, qui se dresse contre un impôt écologique : l’écotaxe de Ségolène Royal. Mais le mouvement se généralise à toutes les catégories. Il acquiert une dimension « interclasses ». Dans les cortèges, les petits patrons côtoient les salariés, les paysans, les chômeurs, les pêcheurs, les médecins, les avocats, les retraités… Il demeure cependant cantonné à la seule Bretagne.

En 2018, les Gilets jaunes se dressent à leur tour contre une accumulation de mesures impopulaires : la taxation des voitures diesel, la fin programmée des chaudières au fuel, les 80 KM/heure, sans oublier un nouvel impôt écologique, la taxe carbone portée par Edouard Philippe. Cette fois, la révolte est nationale. Toutes les couches de la population se mobilisent. Et la France connait sa plus forte crise sociale depuis mai 1968.

Il existe pourtant une différence majeure entre les lointains soixante-huitards et les récents Gilets jaunes. En mai 1968, les barricadiers se plaçaient sous la bannière de grands théoriciens : Marx, Engels, Bakounine, Lénine, Trotsky, Staline, Mao… Quand il leur arrivait d’investir un bâtiment public, ils fondaient illico un Comité d’action, qui pondait de sérieux manifestes proposant des réformes décisives. En janvier 2019, des Gilets Jaunes parviennent justement à pénétrer de force dans la cour du ministère des Relations avec le Parlement de Benjamin Griveaux. Que font-ils en la circonstance ? Ils tournent en rond dans l’air froid, puis quittent l’enceinte en haussant les épaules.

Frappante et symbolique est ici la différence entre les Gilets Jaunes et les soixante-huitards. Où sont passés les philosophes, dont la pensée devait précéder la transformation du monde ? Les Gilets Jaunes expriment une juste colère, puisqu’ils souffrent d’une réelle injustice sociale. Mais à aucun moment ils ne se montrent capables d’envisager la société future qui pourrait remplacer le vieux monde honni.

Nous vivons ainsi une époque paradoxale. Les coups de colère se succèdent à une cadence de plus en plus rapide. Mais les révoltés du XXème siècle n’ont aucune idée du monde qui pourrait se substituer à la société actuelle. Ce qui manque en fin de compte, c’est un projet alternatif crédible, propre aux années 2000.  Pour l’instant, cette perspective manque cruellement.

Christophe Bourseiller

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