L’empire de l’affect

par | 2 juillet 2024 | Divers

 

Entretien accordé à Marianne en janvier 2024

 

 

1/ « Selon vous les passions ont-elles remplacé la raison en politique ? La contestation actuelle des agriculteurs en est-elle une preuve de plus ? »

 

Je me base avant tout dans ce livre sur une observation au long cours des mouvements extrémistes et des phénomènes de marge. J’ai démarré cette observation dans les années 1970 et je la poursuis, notamment au sein de l’Observatoire des extrémismes et des signes émergents (OESE), qui est rattaché à l’Université polytechnique Hauts de France (UPHF).

J’observe en fin de compte une situation paradoxale. On assiste de nos jours à une incontestable montée des colères, qui profite aux courants extrémistes de droite comme de gauche.

Mais en parallèle, ces mêmes courants extrémistes peinent à populariser leurs solutions alternatives et sont bien souvent contraints de simplifier leur programme pour toucher un public qui lit peu ou pas du tout. Pour résumer les choses, les manifestations violentes, les bagarres, les attentats se multiplient, mais la plupart de ceux qui veulent en finir avec le monde actuel et ses injustices ne parviennent pas à formuler un projet politique alternatif.

Maintenant, la passion, l’engagement et la colère ont toujours vertébré les mouvements sociaux, et les salariés ou les agriculteurs qui luttent pour leurs revendications ne sombrent pas forcément dans le nihilisme. L’actuel mouvement syndical et catégoriel des agriculteurs en témoigne. Les paysans formulent des revendications précises.

Lorsque le mouvement a démarré, beaucoup ont craint une immédiate « giletjaunisation ». Or, à l’heure où je vous réponds, il n’en est rien. Ce qui caractérisait les Gilets jaunes en 2018 et 2019, c’est le fait que toutes les catégories sociales étaient impliquées. Il en allait de même avec les Bonnets rouges en 2013 en Bretagne. Le cas des Bonnets rouges est d’autant plus intéressant qu’il s’agissait au départ d’un mouvement syndical d’agriculteurs. Mais la colère anti taxe avait à l’époque touché toutes les catégories : on a vu des pêcheurs, des médecins, des routiers, des autoentrepreneurs, mais aussi des salariés, entrer dans la danse et coiffer le bonnet rouge.

Il faut bien sûr rester très prudent, mais le mouvement actuel semble pour l’heure principalement composé des seuls agriculteurs, avec des revendications propres au monde agricole et qui donc, ne touchent pas les autres catégories.

 

 

 

 

2/ Vous faites un rapprochement entre wokisme, écologie radicale, Bonnets rouges, mouvements antivax, complotisme… Pourquoi ?

 

Le sens de ma démarche, c’est que je ne porte aucun jugement sur les diverses « révolutions minuscules » que je vois éclore. Je ne dénonce pas, je montre. Le point commun qui m’importe, c’est le fait que je constate l’existence d’un sentiment d’injustice de plus en plus partagé. Ce sentiment induit bien souvent des comportements violents qui ne débouchent sur aucune élaboration d’un projet politique alternatif. Pour être précis, je ne parle pas dans le livre du « wokisme » et vous noterez que je critique ce terme réducteur, mais de la « cancel culture » issue des collectifs minoritaires qui tentent d’imposer leur vue au détriment des autres, par des actes de violence et/ou de censure. En réalité, j’essaie de m’en tenir à une posture descriptive, car il me semble que les faits sont beaucoup plus parlants que les logorrhées des commentateurs. Et on assiste effectivement à une forme de durcissement du débat, qui pourrait se résumer par une « extrémisation de la société ».

 

 

3/ Ces mouvements n’ont-ils pas des légitimités différentes ? Par exemple, les écologistes entendent lutter contre une menace réelle et documentée…

 

Bien entendu. Concernant les écologistes radicaux, je ne mets pas en doute leur sincérité et je trouve même à titre personnel le combat écologiste tout à fait positif. Ce que je pointe en revanche, c’est la multiplication d’actes transgresseurs irrationnels, à l’exemple des nombreuses actions de vandalisme contre les œuvres d’art. En quoi le fait d’asperger La Joconde de peinture sauve-t-il la planète ? J’y vois plutôt une inquiétante attaque contre la culture. J’observe par ailleurs le développement rapide d’un « deuxième » écologisme, qui vient désormais cohabiter avec le « premier » écologisme, constitué par les partis écologistes officiels. La plupart des jeunes activistes de Dernière Rénovation ou d’Extinction/rébellion ne participent aucunement à la vie démocratique, dans la mesure où beaucoup d’entre eux ne votent pas. Il s’agit d’un nouvel écologisme, qui idolâtre des « lanceurs d’alerte », à l’image de l’influenceuse Greta Thunberg, devenue par ailleurs un soutien indéfectible de la cause palestinienne.

 

4/  « De même, les Gilets jaunes se sont levés en raison d’un quotidien de plus en plus difficile, contre l’injustice sociale et fiscale et la dépossession de la démocratie, tandis que les agriculteurs protestent contre des conditions de vie toujours plus dures… »

Il est courant depuis 2018 d’interpréter de manière unilatérale la révolte des Gilets jaunes. Or, ce mouvement s’est caractérisé dès son apparition par une absolue pluralité, chaque Gilet jaune étant porteur d’une révolte personnelle. C’est d’ailleurs ce qu’indiquaient les inscriptions marquées au dos des gilets jaunes. Chacun exprimait sa propre souffrance individuelle, parfois tout à fait légitime. Dès lors, il me parait présomptueux d’affirmer, comme certains, que ce mouvement « dans son ensemble » était « écologiste », « de gauche », ou au contraire « de droite ». Il y avait des Gilets jaunes de gauche, de droite, du centre et de nulle part. Ce qui donne à réfléchir, c’est justement ce caractère polymorphe.

En revanche, beaucoup de Gilets jaunes ont exprimé une indéniable colère, souvent justifiée. Et certains Gilets Jaunes qui scandaient dans les cortèges « Macron démission », enchainaient bien souvent par le mantra « Révolution, révolution »… Révolution, oui, pourquoi pas ? Mais si l’on chasse l’actuel président, par qui, par quoi allons-nous le remplacer ? Il manquait aux émeutiers la perspective tangible d’un autre monde.

 

 

 

5/ Pourquoi vous intéresser à l’extrême gauche et à l’extrême droite ? Comment définir chacune des familles ?

 

Je m’intéresse aux mouvements extrémistes pour deux raisons fondatrices. D’abord, on n’a pas besoin d’être nombreux pour avoir de l’influence. La petite taille n’empêche pas de peser. Ensuite, les extrémismes exercent une indéniable influence culturelle, dans la mesure où ils servent souvent de creusets involontaires à certaines idées nouvelles. Bien des thématiques ont éclos dans les marges, avant de se répandre dans la société. Il est fascinant d’observer, entre autres, que la conscience écologiste, ou le mouvement gay, ont démarré, par exemple, au sein de la contre-culture des années 1960, avant de se répandre dans la société et d’en modifier le visage.

Or, le mot « extrémiste » est aujourd’hui mis à toutes les sauces, et on l’utilise surtout pour discréditer son adversaire. C’est pourquoi il est nécessaire de définir les termes, dans le but d’établir un cadre de recherche. L’extrémiste est donc quelqu’un qui lutte pour un changement radical de société et qui veut y parvenir par la violence, c’est-à-dire en dehors de l’élection. L’extrémiste de gauche parlera de « révolution prolétarienne » ou de « révolution communiste », tandis que l’extrémiste de droite parlera de « coup de force », ou de « contre-révolution ».

Maintenant, l’extrême-gauche et l’extrême droite ne sauraient être amalgamées. L’une et l’autre se distinguent par des représentations du monde antinomiques. Pour l’extrême gauche, il faut construire une société sans classes, bâtie sur la pure égalité. Pour l’extrême droite, il faut bâtir un ordre nouveau respectant les « hiérarchies » naturelles. C’est incompatible.

 

6/ Selon vous l’extrême gauche a une importance politique réelle supérieure à son poids électoral ?

 

Toutes tendances confondues, l’extrême gauche activiste représente en France un volant d’environs 25 000 personnes. Ce n’est pas négligeable, mais c’est très peu, au regard des 70 Millions de Français. Pourtant l’extrême gauche a réussi à s’enraciner sociologiquement, en étant activement présente dans la plupart des grands conflits sociaux.

Par ailleurs, certains révolutionnaires ont compris que leur agenda les vouait à la minorité. Dès lors, ils ont entrepris de peser sur la société, dans le but d’orienter les consciences. C’est pourquoi plusieurs organisations trotskistes pratiquent ou ont pratiqué l’entrisme, c’est-à-dire la prise de contrôle des appareils politiques et syndicaux par des éléments qui taisent leur appartenance réelle. Prenons l’exemple parlant du Nouveau Parti anticapitaliste (NPA) d’Olivier Besancenot et Philippe Poutou. Il s’agit d’une petite formation d’environ 1000 membres, issue du trotskisme, qui vient de subir une scission douloureuse, puisque plusieurs centaines de militants ont constitué en 2023 un « second » NPA dirigé par Gael Quirante. Or, ce petit groupe contrôle au minimum un syndicat important, l’Union syndicale Solidaires, fort de 80 000 adhérents. Par-delà le seul NPA, on trouve des militants révolutionnaires dans la hiérarchie de la CGT, de l’UNEF, ou de Force Ouvrière. L’extrême-gauche plurielle est également présente à l’intérieur du Parti socialiste, du PCF, des Écologistes et bien sûr de la France insoumise. Elle espère ainsi influencer et durcir la ligne de ces différents partis. Telle est la belle réussite de certains mouvements. Il s’agit en quelque sorte de « groupuscules de leaders ». Dans tous les cas de figure, l’extrême-gauche, que l’on dit trop souvent mourante, a encore de beaux jours devant elle.

 

7/ Comment se compose aujourd’hui l’extrême droite ? Représente-t-elle aujourd’hui une menace réelle ?

 

Il faut d’abord effectuer une distinction entre l’extrême droite et ce que l’on désigne comme l’ultra droite.

L’extrême droite recouvre un certain nombre de courants politiques répertoriés, souvent anciens, qui vont du royalisme au néonazisme en passant par le nationalisme français, le nationalisme révolutionnaire ou la mouvance identitaire. Ces courants possèdent leurs organisations, leurs journaux, leurs sites web, leurs maitres à penser. Toutes tendances confondues, ils représentent une force que l’on peut évaluer à environ 20 000 personnes, et j’inclus ici les activistes catholiques traditionalistes ainsi que les royalistes. Sont-ils dangereux ? Ils prônent la violence et leur ligne politique est souvent fondée sur le racisme, l’antisémitisme et la haine de la démocratie. Ils sont aussi extrêmement surveillés, et le gouvernement a interdit un grand nombre de sigles.

Quant-à l’ultra-droite, c’est tout à fait différent. Cette désignation apparait au début des années 2010. Dans cette période, Marine Le Pen prend la direction du Front national. Elle en devient la présidente lors du congrès de Tours en 2011. Elle entreprend alors une campagne de « dédiabolisation ». Ce nouveau cours indispose certains adhérents ou sympathisants du FN, qui jugent Marine Le Pen trop « molle » à leurs yeux. Quelques centaines de personnes abandonnent le FN et s’égaillent dans la nature. Plutôt que de rejoindre les mouvements de l’extrême droite traditionnelle, ils impulsent des noyaux, des réseaux plus ou moins informels, dans lesquels se développe une xénophobie sans bornes, qui va les pousser vers des attentats, voire des crimes. Ces activistes d’ultra-droite sont très peu nombreux et la police les surveille activement. Ils constituent une nébuleuse minuscule, composée de petits noyaux et de « loups solitaires ». Ils se distinguent de l’extrême droite par le fait qu’ils n’ont aucune espèce de structuration idéologique. Ils témoignent du triomphe absolu de l’affect sur la pensée. Pour le pire, assurément.

 

 

8/ Selon vous les partis populistes relaient les idées de l’extrême droite. En quoi ?

 

Il faut d’abord préciser que si nous définissons les extrémistes comme militant pour un changement radical de société et voulant y parvenir par la violence, ni le Rassemblement national, ni La France insoumise, ne sont selon ce schéma des partis extrémistes puisqu’ils jouent le jeu électoral et ne remettent pas en question les fondements du système. Ils relèvent plutôt de ce style politique en plein essor qu’est le populisme, même si je note que Jean-Luc Mélenchon préfère maintenant se réclamer du « peuplisme ».

Observons maintenant des formations populistes classées à droite, telles que le Rassemblement national, ou « Reconquête ! ».

Ces partis disséminent des thématiques, qui sont apparues naguère dans les organisations et think tank d’extrême droite. Des thèmes comme « le grand remplacement », « la préférence nationale », le droit du sang ou la fermeture des frontières proviennent en droite ligne de programmes et manifestes élaborés à l’extrême-droite. Ainsi, la petite extrême-droite activiste, en dépit de son faible nombre, voit certaines de ses idées se répandre, par le biais des grands partis populistes.

Il existe en fin de compte une accumulation de colères, qui, pour l’instant, se juxtaposent mais ne convergent pas.

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