Mai 68 : le paradoxal échec des situationnistes

par | 5 mai 2018 | Guy Debord

Ce texte a été publié dans une version raccourcie et sous un autre titre dans Le Magazine littéraire, avril 2018.

En apparence, Guy Debord et son Internationale situationniste, fondée en 1957, attaquent le mois de Mai 1968 sous les meilleurs auspices.

Dès 1966, les situationnistes ont ourdi à Strasbourg une répétition générale du mois des barricades, en s’emparant de l’UNEF locale et en perturbant la vie universitaire avec talent. Plus tard en 1967, ils ont conquis les faveurs de l’Intelligentsia, quand Guy Debord et Raoul Vaneigem ont publié respectivement La Société du spectacle et le Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations.

Mieux encore, l’explosion juvénile de 68 s’apparente à un « moment de vie réellement vécu ». Or les situationnistes ne se désignent ainsi que parce qu’ils veulent construire des « situations », définies justement comme des instants de vie réellement vécus. En théorisant au début des années 1960 la révolution de la vie quotidienne, l’Internationale situationniste a anticipé l’aspect le plus novateur de Mai 1968. Mai 68 au fond, ce fut une « situation ».

Et pourtant…

Tout au long du mois fatidique, Debord et ses siens se trouvent marginalisés et relégués aux coulisses. La plupart des groupes “gauchistes”, qui brandissent l’étendard de Trotsky ou de Mao, rivalisent pour diriger les luttes et s’emparer des appareils. Telle n’est pas la culture des « situs ». Ceux-ci font confiance à la spontanéité révolutionnaire des travailleurs, qui devraient constituer selon eux des « conseils ouvriers » révocables à tout moment. Face à la volonté de pouvoir des organisations d’extrême-gauche, les quelques situationnistes et leurs amis ne pèsent pas lourd. De sorte que les “situs” sont rapidement mis sur la touche et ne jouent durant les événements qu’un rôle mineur.

Les « situs » sont pourtant initialement proches d’une bande d’étudiants de Nanterre qui se fait joliment appeler « les Enragés ». Ces marginaux volontaires hantent l’université nouvelle depuis 1965, sans y étudier. Ils se reconnaissent à leur look très rock : blousons de cuir, lunettes noires et barbes mal taillées. Or, à l’orée de Mai 1968, l’enragé René Riesel, qui ressemble un peu au guitariste John Kay de Steppenwolf, apparaît comme un porte-voix tout aussi charismatique et « représentatif » que Daniel Cohn-Bendit. La presse ne s’y trompe pas. Riesel est abondamment photographié, tandis que son image se voit répercutée par les agences de presse. Mais l’Enragé ne l’entend pas de cette oreille. Il refuse le spectacle médiatique. Il se tient volontairement dans l’ombre et laisse s’agiter les autres… Il rate ainsi volontairement le coche de la popularité. Mais on lui doit cette belle adresse sous la forme d’un tract intitulé La Rage au ventre ! : « Déjà la violence ferme la gueule des petits chefs des groupuscules ; la seule contestation de l’Université bourgeoise est insignifiante quand c’est toute la société qui est à détruire. »

Le 14 mai 1968, tandis que les diverses familles de l’extrême-gauche s’installent dans la cour de la Sorbonne pour y monter des stands de propagande, Enragés et membres de l’I.S. fondent le Comité Enragés-Internationale situationniste qui envahit la salle Cavaillès, rebaptisée “salle Jules Bonnot”. Un drap accroché à la fenêtre indique sa nouvelle destination : « occupation des usines- Conseils ouvriers – Comité Enragés-Internationale situationniste. » Plus tard, les Enragés investissent une autre pièce, rebaptisée “salle Ravachol”. Que font-ils dans leur antre ? Ils boivent, ils palabrent, ils inventent des slogans. On les voit peindre les murs de Paris les plus fameux graffitis de Mai : « Soyons cruels », « je prends mes désirs pour la réalité car je crois en la réalité de mes désirs », « comment penser librement à l’ombre d’une chapelle ? », « Godard : le plus con des Suisses prochinois », « consommez plus, vous vivrez moins », « ne travaillez jamais », « l’homme fait l’amour avec la chose », ou « vivre sans temps mort, jouir sans entraves », tels sont les principaux slogans attribués aux situationnistes en général, à Christian Sébastiani et René Viénet en particulier.

Mais les groupuscules s’affairent dans une surenchère de magouille et d’efficacité. Dès le 15 mai 1968 surgit un mystérieux “Comité de coordination” qui entre en concurrence avec le “Comité d’occupation” animé par les « situs ». La guerre des sigles est déclarée. Le 15 mai au soir, une assemblée générale reconduit certes le Comité d’Occupation de la Sorbonne, mais lui adjoint comme “bras technique” le Comité de coordination. Le voici sous tutelle. Dès lors s’engage un conflit virulent, marqué par l’intimidation et la force. Le 16 mai, le Comité d’occupation publie un communiqué triomphaliste : « Camarades, l’usine Sud-Aviation de Nantes étant occupée depuis deux jours par les ouvriers et les étudiants de cette ville, le mouvement s’étendant à plusieurs usines (…), le Comité d’occupation de la Sorbonne appelle à l’occupation immédiate de toutes les usines en France et à la formation de conseils ouvriers ». Le groupe parvient à s’emparer par la force de ronéos. Il investit la sono et diffuse régulièrement son communiqué. Mais la violence et la radicalité des situationnistes inquiètent et déconcertent la majorité des étudiants.

Enragés et situationnistes abandonnent finalement la Sorbonne le 17 mai au soir, avec un gout amer. Le Comité d’occupation a tout même eu le temps d’expédier depuis les locaux administratifs aux bureaux politiques des partis communistes russe et chinois le télégramme suivant : « Tremblez bureaucrates stop Le pouvoir international des conseils ouvriers va bientôt vous balayer stop L’humanité ne sera heureuse que le jour où le dernier bureaucrate aura été pendu avec les tripes du dernier capitaliste stop ».

Les situationnistes n’ont finalement régné sur la Sorbonne que du 14 au 17 mai 1968, soit trois jours. Ils se voient désormais confrontés à une question cruciale : où aller ? Le 18 mai, ils se réunissent dans un appartement de l’Ile de la Cité pour édifier une structure élargie, adaptée à la grève en voie de généralisation : le Conseil pour le maintien des occupations (CMD0). Le 19 mai 1968, le CMDO s’empare par la force des locaux de l’Institut pédagogique national, 29 rue d’Ulm (Paris Ve), non loin de l’École normale supérieure, bastion inexpugnable des maoïstes.

Le nouveau groupe révolutionnaire « unifié » ne rassemble qu’une quarantaine de personnes : les situationnistes, les Enragés, leurs nébuleuses respectives, ainsi que des étudiants et lycéens attirés par l’anarchisme ou “l’ultragauche”, sans oublier un petit groupe de libertaires espagnols. On remarque principalement Guy Debord , Raoul Vaneigem , René Viénet , Mustapha Khayati , René Riesel , Gérard Bigorgne , Patrick Cheval , Christian Sébastiani , Alain Chevalier , François de Beaulieu , Jean-Louis Rançon , Jacques Le Glou , Gérard Joannès , Daniel Joubert , Alice Becker-Ho , ou Etienne Roda-Gil. Mais l’Institut pédagogique national devient un havre presque « branché », ou se regroupent les éléments les plus radicaux, ceux qui prônent le pillage, la provocation, le débordement.

Le CMDO se fait surtout remarquer par une intense production d’affiches et de tracts dont l’esthétique est proche du pop art. Il aime en particulier dévoyer les photos érotiques, pour un résultat parfois discutable. En témoigne cette fille nue qui s’exclame sur un tract : “(…) Ce soir tout change. Des camarades du Conseil pour le Maintien des Occupations vont venir me baiser violemment. Vu leur pratique, leurs théories doivent être vachement radicales.”

Peu après la grande nuit d’émeutes du 24 mai 1968, qui voit flamber la Bourse de Paris, le CMDO déménage pour une salle située au sous-sol de l’École nationale supérieure des arts décoratifs, 31 rue d’Ulm (Paris Ve). Il y a du repli dans l’air. Mais Guy Debord et ses amis sont persuadés de vivre une séquence historique décisive.

Le 30 mai 1968, Le Comité Enragés-Internationale situationniste et le CMDO publient un tract commun nommé Adresse à tous les travailleurs : « Camarades, Ce que nous avons déjà fait en France hante l’Europe et va bientôt menacer toutes les classes dominantes du monde, des bureaucrates de Moscou et Pékin aux milliardaires de Washington et Tokyo. Comme nous avions fait danser Paris, le prolétariat international va revenir à l’assaut des capitales de tous les États, de toutes les citadelles de l’aliénation”.

Pourtant, la manifestation gaulliste du 31 mai 1968 et la reprise en main progressive par les forces de l’ordre en juin 1968 des usines et des facultés occupées marquent l’indéniable reflux du mouvement. Le 15 juin 1968, le Conseil pour le maintien des occupations décrète son autodissolution lors d’une ultime réunion qui se tient à la Faculté de médecine, 45 rue des Saints Pères (Paris VIIème).

Peu après la dissolution du CMDO, les barricadiers estiment que l’air parisien devient irrespirable. Partout, la police récupère les locaux occupés. Douze organisations d’extrême-gauche viennent d’être interdites… mais pas l’Internationale situationniste, qui n’intéresse visiblement pas le pouvoir. Les situationnistes sont-ils perçus en haut lieu comme quantité négligeable ?

Ils décident pourtant de s’exfiltrer. Guy Debord, Alice Becker-Ho, Mustapha Khayati, René Riesel et quelques autres rallient Bruxelles où les attend Raoul Vaneigem, qui n’a quasiment pas participé au mouvement. La notoriété de l’écrivain s’est alors fortement accrue. Son Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations a rencontré auprès du public un écho plus large que La Société du Spectacle. Il est devenu l’un des auteurs phares de la “Génération 68” et bénéficie du soutien d’un éditeur de renom : Gallimard.

C’est justement chez Gallimard que sort en novembre 1968 un ouvrage signé de René Viénet mais écrit à plusieurs mains : Enragés et situationnistes dans le mouvement des occupations.

Dès lors, on voit éclore une mode « situ ». Tandis que se multiplient les cénacles au nom ronflant (International Creativity, Internationale Hallucinex, Association internationale des jouisseurs, Front de libération totale, Centre de recherche sur la question sociale, Groupe révolutionnaire conseilliste d’agitation, Internationale unitaire, Internationale conseilliste, sans oublier Le Dernier des groupuscules…) qui singent la prose de Debord, le texte le plus connu de l’IS, De la Misère en Milieu étudiant, se voit tiré au total à soixante-dix mille exemplaires. Il en existe tant d’éditions pirates que la diffusion pourrait toutefois atteindre les deux cent mille copies. Quant-à la Société du Spectacle et au Traité de Savoir-Vivre, ils se trouvent vite épuisés chez leurs éditeurs respectifs, Buchet/Chastel et Gallimard, dès juin 1968. Symptôme édifiant, l’édition 1969 du Dictionnaire Larousse, s’enrichit d’un pittoresque article : « Situationniste, adjectif et nom. Se dit d’un groupe d’étudiants préconisant une action efficace contre la situation sociale qui favorise la génération en place. » Comprenne qui pourra.

Comment expliquer en fin de compte la faible présence immédiate des « situs » et leur immense influence ultérieure ? Il faut invoquer ici la question de la génération. Les fondateurs de l’Internationale situationniste sont pour la plupart nés dans les années 1930. Quand Mai 68 éclate, ce sont déjà des quadragénaires. Ils se trouvent en décalage générationnel avec Alain Geismar, Daniel Cohn-Bendit, Jacques Sauvageot et leurs camarades. Par ailleurs, ils ont été les « victimes » de leurs préceptes théoriques. Dès lors qu’ils pariaient sur la spontanéité des masses, ils ne pouvaient décemment prendre la tête des cortèges. Ils ont donc laissé le champ libre aux organisations d’extrême-gauche, principalement trotskistes et maoïstes.

Les situationnistes se distinguent justement avec vigueur de ce qu’ils nomment « l’extrême gauche du spectacle », qui leur semble devoir jouer un rôle immuable dans le concert des organisations politiques. Au « spectacle de la contestation », ils préfèrent la « contestation du spectacle ». Ils rejettent en outre le militantisme traditionnel et s’en tiennent à des formes d’intervention héritées du scandale dadaïste, comparables à celles qu’adoptera dans les années 1980 et 1990 le groupe Act-up.

C’est pourquoi le petit collectif au pinacle de la notoriété (il atteint les dix-sept membres) engage en 1969 un pénible processus d’autodissolution qui s’achève en 1972. Les situationnistes sont pourtant aujourd’hui perçus comme incarnant la quintessence du mai 68 sociétal. Leur critique de la vie quotidienne, leur exaltation de la vie comme œuvre d’art, leur affirmation de la déviance, leur revendication de la liberté sexuelle, leur éloge des marginaux, des voleurs et des « affranchis » demeurent en tout cas uniques et restituent à bien des égards l’ambiance qui prévalait dans l’après-guerre du siècle passé.

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